ANRT 2.0

Thomas Huot-Marchand 2013

Entretien avec Thomas Huot-Marchand

Après sa fermeture en 2006, l’Atelier National de Recherche Typographique rouvre ses portes à Nancy. Designer graphique, typographe et nouveau directeur de l’atelier, Thomas Huot-Marchand indique les grandes orientations qui ont présidé à la réouverture de cette institution française de l’enseignement et de la recherche en typographie. Propos recueillis par Samuel Vermeil, Marc Monjou et Paul Buros.

Azimuts
L’Atelier National de Recherche Typographique (ANRT) va rouvrir après six ans d’interruption. Pouvez-vous nous dire comment le nouveau projet s’est constitué et comment vous y avez été impliqué?

Thomas Huot-Marchand
En fait il y a eu plusieurs étapes importantes depuis la fermeture de l’ANRT en juin 2006. Toute l’équipe avait démissionné suite au long différend qui avait opposé l’ANRT au directeur de l’école de Nancy de l’époque. Ce qui a conduit à une fermeture un peu triste, dans l’indifférence générale. Par suite, durant quatre années, plusieurs anciens élèves et enseignants se sont demandé comment il serait possible de relancer l’atelier. Autre triste nouvelle, Peter Keller est mort en juillet 2010. Il n’aura pas vu l’atelier rouvrir. Quelques semaines avant sa disparition, Christian Debize a pris la direction de l’école de Nancy. Il était un proche de Peter et connaissait bien l’histoire et la valeur de l’atelier, ainsi que les enjeux contemporains de la recherche dans les écoles d’art. L’un de ses premiers engagement a été de rouvrir l’ANRT. Déjà en 1999, quand l’atelier avait été fragilisé par d’autres problèmes à l’ENSAD Paris, c’est Christian Debize—alors professeur à Nancy—qui avait eu l’idée de faire venir l’ANRT à Nancy, ce qui a été rendu possible à l’époque par l’action de Patrick Talbot, Marc Thébaud et le Ministère de la Culture. Pour revenir à la réouverture en 2012, un conseil d’orientation a été constitué, composé de nombreuses personnalités du ministère, de l’université, des gens comme Anne-Marie Christin, François Barré qui dirigeait le conseil d’orientation; il y avait aussi des anciens enseignants de l’atelier comme JeanWidmer, Hans Jürg Hunziker, Jean-Philippe Bazin, et encore des anciens élèves de l’atelier comme Roxane Jubert, Jérôme Knebusch et moi-même. Nous étions en tout une quinzaine à nous réunir à Paris ou à Nancy. J’ai pour ma part participé au conseil d’orientation, au même titre que les autres. En 2006, quand il avait quitté l’atelier, Peter Keller m’avait déjà proposé de prendre sa succession. Mais j’étais trop jeune, et la situation d’alors n’était pas très encourageante, car on buttait sur des problèmes d’indépendance budgétaire et d’indépendance de direction. D’ailleurs, l’une des conclusions principales du conseil d’orientation a été d’énoncer deux préalables à la réouverture: l’indépendance de la direction vis-à-vis de l’école d’art, et l’indépendance budgétaire d’autre part, deux engagements pris par l’ENSA.

Azimuts
Au moment de la constitution du premier ANRT, il semble qu’il y ait eu une envie politique et une certaine vision industrielle, qui consistait à encourager la création typographique en France, dans toutes ses dimensions. Le nouveau projet est-il toujours fidèle à cet esprit?

Thomas Huot-Marchand
Ce point de l’histoire est très intéressant. Je l’ai vraiment redécouvert cette année, en me plongeant dans les archives. À la fin des années 1970, un groupe de spécialistes s’est constitué pour former le Centre d’Étude et de Recherche Typographique (le CERT), qui a plus tard conduit à la création de l’ANCT. Au CERT, on trouvait Charles et Jérôme Peignot, Marcel Jacno, Adrian Frutiger, RogerExcoffon, LadislasMandel, JoséMendoza, Fernand Baudin, et bien d’autres: tout ce que la France comptait comme typographes se rejoignant dans l’idée que la typographie française allait très mal, que le savoir faire ne se perpétuait plus, parce qu’il n’y avait plus d’industrie typographique en France. Ils ont émis l’hypothèse de relancer la typographie française par un espèce de volontarisme industriel. La première hypothèse était de relancer un grand projet de photocomposition à la française—la photocomposition était une invention française [la photocomposeuse Lumitype de Higonnet et Moyroud, en 1944], mais l’industrie française avait par la suite manqué sa mutation technologique. La seconde était de miser sur l’enseignement. Dieu merci, c’est la seconde hypothèse qui a été retenue: nous étions au début des années 1980 et la PAO a bientôt chassé la photocomposition. Dans ses recommandations adressées aux pouvoirs publics, le CERT a proposé de relancer la typographie par l’enseignement et notamment par la création d’un atelier national de création typographique. Aujourd’hui, on peut dire qu’ils ont vu juste car l’ANRT—avec d’autres bien sûr—a joué un rôle très important dans la transmission de ce métier et de ce savoir-faire. Aujourd’hui la situation en France n’a plus rien à voir: il y a beaucoup d’endroits où l’on enseigne et étudie la typographie et l’atelier a, je crois, vraiment joué un rôle important dans cette histoire.

Azimuts
À ce propos, la semaine dernière nous avons reçu la visite d’André Baldinger qui s’est prêté avec beaucoup de gentillesse à un entretien au post-diplôme et qui, à notre grande surprise, faisait lui aussi observer qu’il y a aujourd’hui beaucoup d’endroits en France où l’on peut pratiquer la typographie…

Thomas Huot-Marchand
… La France propose des formations nombreuses et diverses au niveau post-master: citons par exemple le post-diplôme Typographie & Langage à l’ésad Amiens, l’EnsadLab à Paris et puis l’ANRT. Par comparaison, un pays comme l’Allemagne ne propose aucune formation en typographie à ce niveau. Et dans les écoles françaises où l’on enseigne le design graphique, je pourrais citer une dizaine de lieux où il y a un interlocuteur spécialiste du dessin de caractères, qui transmet son savoir-faire. Certes, cela ne donne pas forcément lieu à un Master spécifique, mais quoi qu’il en soit, c’est un enseignement qui est très largement répandu aujourd’hui dans les écoles d’art et design en France, ce qui est loin d’être le cas dans les autres pays. J’ai parlé tout à l’heure des post-Master, mais il faut aussi compter sur le DSAA typo de l’école Estienne par exemple, et puis des écoles comme celle des beaux-arts de Lyon qui, avec Damien Gautier et l’Observatoire des polices, font un travail remarquable, grâce auquel des étudiants peuvent travailler le dessin de caractère sur la quasi-totalité de leur cursus. On peut dire que l’enseignement de la typographie en France est très dynamique.

Azimuts
La disparition de l’ANRT avait donc laissé un grand vide…

Thomas Huot-Marchand
Oui, car l’ANRT était la figure de proue; et historiquement, c’est avec l’ANRT que les choses ont avancé. Néanmoins, rétrospectivement encore, et de façon paradoxale, je pense que cette interruption temporaire de l’ANRT a fait du bien parce qu’elle a permis l’essor d’autres formations comme le post-diplôme d’Amiens, ou l’initiative de Philippe Millot et André Baldinger à l’ENSAD—dont l’émergence s’explique au moins en partie par la disparition de l’ANRT. Aujourd’hui, je pense que tous ces lieux ne sont pas des lieux concurrents mais complémentaires, qui peuvent s’enrichir mutuellement. L’autre bénéfice concerne la mobilité des étudiants: pendant cette période, certains sont partis étudier à Reading ou à La Haye, et l’on ne peut que se réjouir de voir que sur la scène française, il y a aujourd’hui de nombreux acteurs qui ont été confrontés à d’autres méthodes d’enseignement et à d’autres cultures de la typographie.

Azimuts
Cette diversité est visible dans l’équipe du nouvel ANRT, constitué de gens passés par des formations différentes et qui proposeront donc certainement des cultures et des enseignements assez différents…

Thomas Huot-Marchand
En effet, c’était vraiment une volonté de ma part; dès le début, j’ai exclu l’idée d’une équipe uniquement composée d’anciens de l’ANRT, ce qui aurait pourtant été assez facile. J’ai plutôt essayé d’ouvrir l’atelier, de faire intervenir des femmes (fait assez nouveau pour être noté), et aussi d’engager des gens venant d’horizons divers, avec à chaque fois la volonté d’avoir des personnes qui ne sont pas uniquement dessinateurs de caractères.

Azimuts
Ce dernier point semble être quelque chose qui est assez spécifique à l’ANRT et auquel vous semblez attacher un intérêt particulier, non?

Thomas Huot-Marchand
Pour moi c’est essentiel; personnellement, dans mon approche professionnelle, je ne tiens pas à séparer absolument le dessin de caractères du design graphique, même si je sais bien que l’un et l’autre font appel à des compétences qui sont différentes. On peut tout à fait être graphiste sans dessiner des caractères et inversement. Mais cloisonner les choses reviendrait à envisager le dessin de caractères comme une fin en soi, ce qui me paraît assez dangereux dans un cursus spécialisé où la tentation est grande de se sur-spécialiser et de perdre du même coup les enjeux réels qui font que l’on a besoin de caractères—que ce soient les contextes d’application, les questions éditoriales, les questions qui relèvent de la mise en page… Il faut avouer que la typographie est à elle seule un champ très riche. Le risque est grand de tomber dans une espèce de design auto-déterminé, qui serait à la fois le début et la fin de l’histoire. Car au fond, on n’a pas besoin de commanditaire pour dessiner un caractère: assez vite, on échafaude un système que l’on a envie de compléter le plus possible, de parfaire pour qu’il tourne tout seul. Ce genre de tendance obsessionnelle, largement partagé parmi les typographes; je le partage, mais en même temps je trouve qu’il y a là un vrai danger, celui de perdre de vue la dimension graphique et de faire de la typographie à l’adresse des seuls typographes.

Azimuts
Quelle formation souhaitez-vous apporter aux étudiants ou, pour le dire autrement, quelle orientation allez-vous donner à votre enseignement?

Thomas Huot-Marchand
Il y a plusieurs objectifs, et je dirais que l’une des convictions sur lesquelles j’ai construit le programme est partie d’un constat: en général, l’équilibre entre théorie et pratique est maintenu jusqu’en Master, tandis que la pratique est complètement absente au niveau post-Master, au profit de la seule théorie. Lorsque j’ai interrogé les gens de Reading, qui est l’un des lieux les plus avancés sur le plan international en matière de typographie, sur les raisons de ce phénomène, ils m’ont expliqué que leur PhD relève du département Arts & Humanities de l’université, où perdure cette habitude qui réserve les travaux de thèses et les recherches en post-Master à un travail d’écriture théorique. Je pense au contraire que la recherche en post-Master peut aussi se fonder sur la pratique, sur la création de formes, et que l’on peut continuer à faire de la recherche en école d’art ou de design sans pour autant renoncer à la pratique. J’ai beaucoup de respect pour les historiens et les théoriciens de la typographie, qui font un travail essentiel et nécessaire. Et je crois aussi que nous avons beaucoup de choses à apprendre des laboratoires universitaires, de leur fonctionnement en matière de publication, de diffusion, de transversalité. Pour autant, même au niveau doctoral, je ne crois pas que la légitimité du travail du typographe doive passer nécessairement par une production écrite, qu’elle soit théorique, historique ou critique. Tout se passe comme si l’on demandait à un peintre de devenir historien de l’art pour obtenir sa légitimité de «chercheur». Je prétends que l’on peut préserver la pratique et la production de formes à l’intérieur d’un travail de recherche en post-Master, ce qui n’est pas simple à imposer car les habitudes ont la peau dure, et l’université est très attachée aux formats académiques arrêtés, à l’encontre desquels il est très difficile d’aller. Mais la pratique est un point non-négociable que nous devons nous attacher à défendre, pour éviter que les écoles d’art et design se mettent à former des théoriciens.

Azimuts
Et quel a été le point de vue du ministère de la culture concernant cette question-là, lui qui invite aujourd’hui les écoles d’art et design à se rapprocher des universités pour organiser leurs troisièmes cycles et leurs post-Master?

Thomas Huot-Marchand
De ce coté là, le ministère semble plutôt ravi de voir naître ce genre d’initiatives, car il n’impose pas pour le moment de cadre formel strict pour la mise en œuvre des cycles «recherche» dans les écoles d’art et design. En l’occurrence, l’ANRT a une histoire, une équipe, des intentions, et le soutien du Ministère de la Culture qui constitue sa tutelle. Selon ses résultats, je pense que l’ANRT pourrait servir d’exemple au ministère pour prouver sa légitimité en matière d’enseignement supérieur et de recherche. Toujours à propos de cette articulation de la pratique et de la recherche, je m’intéresse en ce moment à un modèle capable de ménager à la fois un travail de recherche et une pratique professionnelle et de trouver l’équilibre entre transmission, recherche et pratique. Il s’agit du modèle des C.H.U. qui est un type de lieu où ces trois objectifs sont satisfaits; et le fait qu’un professeur alterne entre des moments où il enseigne à ses étudiants, une activité de laboratoire et une pratique professionnelle—en temps que chirurgien par exemple—ne choque personne. Il me semble que, toutes choses égales par ailleurs, on peut tout à fait transposer certains fonctionnements, ce qui exigera que l’on soit capable de définir un statut pour les enseignants-chercheurs et pour les étudiants-chercheurs. C’est justement là que l’arbitrage et les soutiens du ministère seront importants.

Azimuts
Quand on lit le nouveau projet, on perçoit la volonté de porter les activités de l’atelier sur le terrain de la recherche, avec un intérêt très marqué pour l’écriture, pour ses dernières métamorphoses dans le contexte des médias numériques, et enfin pour une approche très ouverte sur la question du ou des langages, plus que pour la question du strict dessin de caractères…

Thomas Huot-Marchand
Oui, comme j’essayais de l’expliquer tout à l’heure, la question du dessin de caractère pur et dur ne m’intéresse pas vraiment en tant que telle. En tout cas, elle ne me semble plus constituer le seul objectif. Au milieu des années 1990, on allait à l’ANRT (comme on allait avant l’ANCT) pour apprendre le dessin de caractères, parce qu’il y avait très peu d’endroits où l’on pouvait apprendre la discipline à part là-bas, et peut-être au Scriptorium* de Toulouse. Aujourd’hui, les choses ont changé. De nombreux étudiants, parfois très tôt dans leur cursus en école d’art, pratiquent déjà le dessin de caractères. La finalité d’un post-Master ne peut pas être de «tomber des fontes» (comme on dit), ni de proposer des variations autour d’un thème. Il faut désormais ré-interroger plus profondément la pratique. Selon moi, la diffusion du savoir-faire typographique à proprement parler est actée. Maintenant, il faut que l’ANRT se positionne sur des enjeux plus ambitieux.

Azimuts
Pour illustrer cette ambition, pouvez-vous nous parler des projets de recherche que vous avez déjà dores et déjà envisagés?

Thomas Huot-Marchand
Je peux vous parler de deux programmes de recherche que j’ai ouverts. Ces programmes se font avec des partenaires nancéiens, deux laboratoires de très bon niveau, parmi les fleurons de l’Université de Lorraine: le centre d’Analyse & Traitement Informatique de la Langue Française (l’ATILF) qui publie par exemple le dictionnaire des Trésors de la langue française; ce centre est composé de spécialistes de la lexicologie, de l’étymologie; ce sont parfois des ingénieurs, des linguistes, des étymologistes qui travaillent sur la génétique des textes, l’histoire de la langue ou la numérisation de dictionnaires, de toutes les époques. Ils ont un fonds documentaire très riche et pour un typographe. Ce genre de collaboration est assez exaltant, car les chercheurs de l’ATILF ont besoin de systèmes de notation assez complexes. Par exemple, il y a tout un département de ce laboratoire qui s’appelle le FEW, pour Französisches Etymologisches Wörterbuch, titre allemand d’un dictionnaire d’étymologie du gallo-roman dû à Walther von Wartburg (un étymologiste suisse-allemand qui a vécu à Bâle). Le dictionnaire compte plus de 16 000 pages sur quarante volumes; partant des étymons, il dresse l’histoire, les évolutions, la généalogie des mots du français. La notation phonétique des étymons y est très importante: les moindres nuances de prononciation sont prises en compte. Pour y parvenir, l’auteur du FEW a développé un alphabet phonétique dédié, très complet, qui comporte 800 voyelles accentuées, avec des combinaisons diacritiques (jusqu’à trois simultanées). Or aucune fonte complète ne couvre ces glyphes: nous nous trouvons donc face à une communauté de chercheurs qui rencontrent de nombreux problèmes de mise en page et sont condamnés au bricolage dans leurs publications. Ils n’avaient pas envisagé que cela pourrait faire l’objet d’un travail de design typographique, qui comprendrait aussi bien le dessin du caractère que la mise en page des dictionnaires, par exemple. Un projet de partenariat a donc vu le jour. L’objectif est de dessiner un caractère complet réalisable dans ces applications-là, qui puisse être diffusé dans toute la communauté des chercheurs concernés, puis de normaliser cette proposition pour qu’elle rejoigne l’Unicode pour assurer l’interopérabilité entre les documents et pour pérenniser l’initiative. Typiquement, c’est le genre de projet que l’on n’aurait pas pu mener tout seuls à l’ANRT, puisque l’on a besoin des connaissances de ces chercheurs. Ils nous ont même fourni le cadre de la recherche, car nous n’y avions pas pensé. Du reste, l’ANRT profite d’un contenu extrêmement riche, entièrement numérisé, qui attend de recevoir une mise en forme pertinente. C’est là que l’ANRT intervient. Le bénéfice est partagé et le projet fait apparaître des perspectives de publication intéressantes.

Azimuts
Quelle est la durée estimée pour un tel projet?

Thomas Huot-Marchand
Le dessin du caractère me semble possible en neuf mois. On peut imaginer que les années suivantes, l’étudiant-chercheur engagé sur ce projet puisse être accueilli au sein de l’ATILF, peut-être dans le cadre d’un doctorat en co-tutelle ANRT/ATILF, si le projet le demande. S’il veut poursuivre le dossier de normalisation d’un alphabet spécifique et la mise en page de l’édition papier et numérique du FEW, je pense que ça pourrait même faire l’objet d’un doctorat extrêmement intéressant, et qui pourrait complètement intéresser l’ATILF. Mais on n’en est pas encore là: le phasage sera établi avec l’étudiant qui sera recruté pour ce projet. En tout, nous allons accueillir six étudiants-chercheurs; quatre d’entre eux seront sélectionnés sur présentation de leur projet; les deux autres étudiants investiront l’un ou l’autre des programmes de recherche.

Azimuts
Cela créera une sorte de fil de formation très singulier… Quid de l’autre programme de recherche?

Thomas Huot-Marchand
L’autre programme, qui relève davantage de la recherche fondamentale, associe l’ANRT au LORIA, un autre laboratoire d’informatique de Nancy. Au sein de cette énorme structure de plus de 300 chercheurs, deux laboratoires sont spécialisés en algorithmie discrète (la reconnaissance des formes). Là, les applications s’approchent d’une espèce d’OCR dédiée aux documents complexes—diagrammes, plans d’architecture, etc. On sait reconnaître les lettres depuis longtemps, mais la reconnaissance précise de formes suppose l’écriture d’algorithme dédiés, pour analyser les courbures. C’est d’ailleurs ce que fait un typographe quand il dessine un caractères en vectoriel à partir d’un scan et qu’il interprète les pixels crénelés pour les convertir en courbes. De même, les chercheurs du LORIA conçoivent des algorithmes capables de décrire ces images et de faire abstraction, par exemple, des interruptions de tracés ou du bruit qu’il peut y avoir sur les images. Le cadre du dessin de caractère fournit donc un contexte extrêmement intéressant pour ces chercheurs qui n’avaient pas forcement envisagé ce type de développement. Dès les premières rencontres, nous nous sommes trouvé beaucoup d’atomes crochus, au premier rang desquels figure l’œuvre de Donald Knuth (l’inventeur de Tex et de Metafont), véritable légende de la programmation informatique, et qui est le père de l’algorithmie discrète. L’une des pistes de recherche est qu’à terme, le processus d’OCR s’étende à la typographie elle-même, pour offrir une alternative aux deux modèles dominants de l’OCR aujourd’hui, à savoir le mode texte d’un côté, où l’on perd la typographie, et le mode image de l’autre, où l’on conserve la nature du document mais où l’on perd l’édition du texte. Il existe des formats mixtes où l’on peut avoir à la fois le texte et l’image, sur deux couches distinctes, mais ce mode image est rarement satisfaisant car il traduit le bruit, les scories du document dont on pourrait faire l’économie. La reconstitution de la typographie en vectoriel apporterait la légèreté et on serait dans la configuration graphique du texte, sans pour autant être dans la matérialité documentaire de l’objet. L’idée serait donc d’être sur un autre format, de changer d’approche. Il pourrait s’agir d’une forme paramétrique (la forme des lettres étant déterminée par un ensemble d’attributs généraux, comme dans Metafont) ou d’une forme vectorielle statique. Dans ce cas, on ferait une sorte de vectorisation dynamique très pointue pour obtenir la courbure correcte, et un bon placement des points. On pourrait par exemple envisager de prendre toutes les occurrences d’une lettre dans une page ou un livre entier et de les superposer pour avoir—par exemple—la valeur moyenne de cette lettre et, sur la base de cette moyenne, procéder à la vectorisation la plus précise pour établir la version statique du caractère vectoriel. Or justement, l’ANRT possède les archives de l’ANCT, du temps où il était posté à l’Imprimerie Nationale et où le dessin de caractères n’était pas encore numérique. Ce fonds est constitué de plusieurs milliers de dessins sur calque, qui offrent de multiples états d’un même caractère, dont le dessin part parfois du caractère en plomb. On dispose, sur une même échelle, de toutes les étapes de stabilisation du tracé (avec des dessins au contour et des dessins encrés).
C’est d’un corpus très structuré, un matériau idéal pour mettre à l’épreuve les algorithmes des ingénieurs du LORIA. Ces tests seront étendus à des alphabets complets car, pour des raisons évidentes d’équilibre il faut que l’interprétation soit cohérente d’une lettre à l’autre. J’ajoute qu’à un autre niveau, ce genre de reconstitution typographique présente aussi un autre intérêt pour les chercheurs. Dans de nombreuses disciplines (historiens, philologues, médiévistes, etc.) la transcription de ligatures, d’abréviations, bref l’emploi de particularismes typographiques est nécessaire, et ce genre de glyphes sont absents de nos fontes modernes. Là encore, le projet de reconstituer typographiquement ces formes pose beaucoup de questions: que faut-il conserver? Que doit-on harmoniser? Et quelles spécificités garder? Tout ceci ouvre beaucoup de questions très intéressantes.
Concernant ce projet-ci, une durée de deux ou trois ans me semble raisonnablement envisageable pour arriver à une première série de résultats satisfaisants et publiables.

Azimuts
On a souvent reproché à l’ANRT d’avoir peu communiqué sur ses activités et d’avoir mal diffusé ses travaux. Y a-t-il un projet particulier à ce propos?

Thomas Huot-Marchand
Un projet de publication des archives de l’ANRT est en cours, qui vise à rendre visible tout ce qui s’est fait pendant vingt ans à l’atelier, entre 1985 et 2006. Sarah Kremer—entre autres—travaille avec moi à la structuration du fonds et à l’indexation préalable à sa numérisation. Donc, à l’automne 2013, nous disposerons d’une base de données structurée et qui va s’enrichir des contributions des anciens que nous re contactons actuellement pour qu’ils complètent leur dossier. Notre idée est d’ouvrir ces archives à la consultation en ligne et de publier en 2014 un catalogue rétrospectif, le plus exhaustif possible. L’un des intérêts est que ces archives couvrent deux décennies durant lesquelles la typographie est passée au numérique avec, en 1985, l’arrivée du Macintosh à l’ANCT. On peut voir l’émergence progressive des outils de PAO et de mise en page (Ikarus, Fontographer, puis Fontlab). Il est stupéfiant de voir la vitesse à laquelle tout cela a évolué et combien les apports de la technologie ont aussi redéfini des horizons de design. Il y a là une histoire assez passionnante à lire et à raconter.

Azimuts
Une remarque pour finir: vous avez fait le choix surprenant de confier l’affiche qui accompagne l’appel à candidature à Jean Widmer (84 ans)…

Thomas Huot-Marchand
… C’est traditionnellement un étudiant qui réalise l’affiche. Je m’étais déjà livré à l’exercice en 2002, et Sarah Kremer venait de produire une affiche rétrospective, en février 2013. J’ai pensé à Jean tout naturellement, parce qu’il fait partie de l’histoire de l’atelier, et bien plus encore: en 1965, il a ouvert la voie à une génération d’enseignants qui ont diffusé, depuis les arts déco à Paris, le design graphique moderne. L’ANRT est né sur ce terreau, avec Peter Keller bien sûr, Hans Jurg Hunziker, Rudi Meyer… C’est notre héritage suisse! J’aimerais surtout que l’on puisse y voir un hommage, une manière pour l’ANRT de revendiquer aussi cet histoire-là. Je le remercie d’avoir si gentiment accepté.