Fail Again, Fail Better

Thomas Huot-Marchand 2016

Fail Again, Fail Better

Texte publié dans le catalogue d’exposition Pangramme: learning type design, avril 2016

©Pangramme

Metz, dimanche 28 février 2016

Dans quelques heures s’achève l’appel à candidatures de la première édition de Pangramme, une exposition internationale de caractères typographiques d’étudiants, qui doit s’ouvrir à l’école supérieure d’art de Metz deux mois plus tard. L’ambition de Pangramme et de dresser un panorama actuel de l’apprentissage du type design: chaque école communiquant à son échelle, il est difficile d’avoir une vue d’ensemble sur tout ce qu’y s’y produit. Jérôme Knebusch, à l’initiative de ce projet, a réuni un jury prestigieux, composé d’Andres Tinnes (Allemagne), Alejandro Lo Celso (Argentine), Matthieu Cortat (France), Hans Jurg Hunziker (Suisse), et Gerard Unger (Pays-Bas), qui aura la responsabilitéd’examiner les créations et d’attribuer mentions honorables et coups de cœur. Il est tard, et déjà une cinquantaine de dossiers ont été soumis: un chiffre honorable, compte tenu de la relative confidentialité de l’événement, annoncé seulement quelques semaines plus tôt. Dans les dernières heures, le compteur s’affole: des dizaines de mails affluent, portant le total à 194 dossiers déposés, de 25 pays différents. Un tel succès, supérieur aux prévisions les plus optimistes, bouscule l’organisation prévue: il va falloir renforcer l’équipe pour traiter, dans les semaines à venir, toute cette documentation.

La singularité de l’exposition Pangramme est de ne présenter que des caractères d’étudiants, dessinés les 3 dernières années, et n’ayant jamais été publiés. Son succès reflète l’extraordinaire vitalité de la création de caractères typographiques aujourd’hui, dans les écoles d’art et de design du monde entier: une situation inconcevable ne serait-ce qu’une dizaine d’années auparavant.

Les cursus offrant une spécialisation en type design se sont en effet multipliés. Workshops d’initiation en 1er cycle, Masters spécialisés, 3e cycles de recherche, de nombreux formats se sont développés, conjuguant différents niveaux d’expertises. Il ne s’agit pas que de formations spécifiques (somme toute assez peu nombreuses), mais aussi de cours ou d’ateliers ponctuels, dans des formations plus généralistes, dans lesquelles la création de caractères typographiques est fréquemment convoquée. C’est une excellente chose que de sensibiliser des étudiants en design graphique à la création de caractères: ce sont deux pratiques certes différentes, mais parfaitement complémentaires. Au terme d’initiations de ce type, certains étudiants peuvent poursuivre dans cette voie (et développer un projet d’alphabet jusqu’à leur diplôme, les exemples sont ici nombreux), et chacun en tirera probablement une meilleur compréhension des formes qu’ils manipulent au quotidien, ayant appréhendé «de l’intérieur» la structure des caractères typographiques.

Qu’apprend-on en dessinant son premier alphabet?

D’abord, un dessin pur, noir et blanc, où l’attention se porte sur la tension entre le noir et le blanc, forme et contreforme. «Certainement le plus aride de tous les arts», disait Tschichold. Il est difficile de saisir d’emblée l’importance du blanc, de l’espace entre les lettres et à l’intérieur des lettres, qui est absolument déterminant pour l’aspect du caractère. Petit à petit l’œil parvient à juger les courbes, trouver le bon rythme, le juste équilibre. C’est aussi éprouver la perception de ces formes à différentes échelles: depuis l’extrême niveau de détail offert par les logiciels jusqu’à une taille d’affichage ou d’impression parfois très réduites.

C’est enfin, dans le dessin des lettres, des centaines de petites décisions locales, qui doivent former un ensemble cohérent. Un «bel ensemble de lettres» plutôt qu’un «ensemble de belles lettres», selon la formule consacrée d’Eric Gill. Suffisamment de similitudes pour que les signes dégagent une identité commune, mais assez de différences pour éviter les confusions: une dynamique paradoxale, que chaque caractère résout à sa façon.

Pas si simple

La plupart du temps, cet apprentissage se fait de manière progressive, et le «premier caractère» est le martyr de ces découvertes successives: il connaît souvent mille versions, retours en arrière, abandons ou révélations. Impossible d’anticiper ces épisodes tant on ignore, au début du voyage, de quoi sera fait le chemin. Peter Biľak, pour illustrer ce phénomène, emprunte au compositeur Brian Eno la métaphore du jardinier et de l’architecte. Le travail du jardinier s’élabore de manière organique: «nourrir des choses simples vers une plus grande complexité, planter soigneusement les graines et les aider à atteindre leur plein potentiel». À l’inverse, «un architecte commence traditionnellement par un concept, en développant d’abord l’idée complète, en travaillant de haut en bas». Il applique un programme dans lequel la plupart des développements sont anticipés—ce qui demande une plus grande expérience, ou, au minimum, d’être déjà passé par là. Ces deux approches se valent; elles correspondent seulement à des dynamiques de travail différentes. Peter Biľak, dans le texte cité plus haut, confie par exemple avoir conçu son caractère Fedra comme un jardinier, au fur et à mesure, et le Greta comme un architecte, sur un plan pré-établi.* [note: Autre exemple de développement organique, le caractère Messine que présente ici Jérôme Knebusch.]

Dans l’un comme l’autre des parcours, les écueils sont nombreux

L’un d’entre eux tient à la spécificité de la création de caractères typographiques, qui, contrairement à la plupart des autres champs du design, peut s’exercer sans aucun commanditaire ni contrainte d’aucune sorte. Le coût de production d’une fonte numérique est aujourd’hui très faible, et sa diffusion guère plus coûteuse: c’est surtout une affaire de temps, au fond. Pris dans ce processus long, et par la fascination de voir apparaître progressivement leur propre caractère, il arrive que l’on perde de vue le point de départ, et surtout la destination de cette création. Or, sans raison d’être ni véritable contexte d’utilisation, un caractère typographique—un de plus—ne pèse pas grand chose.

Un autre travers est de céder à la fascination, un brin obsessionnelle, de façonner un outil complet. Capitales, bas-de-casses, chiffres, ponctuations, puis tous les accents, des ligatures, des petites capitales… On arrive rapidement à des centaines de dessins. Et pourquoi pas d’autres écritures? Les jeux de caractères des fontes numériques sont toujours plus fournis, grâce à toutes sortes de fonctionnalités et l’encodage potentiel de dizaines de milliers de signes (l’Unicode en compte plus de 120 000 à ce jour). Sans parler des familles, dont la taille augmente également: il n’est pas rare de voir aujourd’hui des familles dépasser la centaine de styles, combinant toutes les chasses, graisses, pentes, grades, etc. Là encore, il faut veiller à correctement dimensionner son projet, pour ne pas se perdre dans une prolifération complaisante, faite d’interpolation et d’utopique ubiquité. Sur ce point, les avancées technologiques et les progrès des éditeurs de fontes ne font rien pour calmer les ardeurs expansionnistes des type designers.

Enfin, l’éléphant dans la pièce: comment diable être original, alors qu’il existe déjà tant de fontes? Argument fréquemment entendu, et pas toujours infondé. À ce sujet, le même Peter Biľak déclare, dans un court texte un brin provocateur intitulé «We don’t need new fonts» : «Many people drawing type today have solid drawing skills, but no desire to advance the field (let alone rebel against it) by creating original solutions. Can we call them type designers? I think not, at least not any more than we can call every fast, accurate typist a writer. Content is at least as important as form, the ideas we express as important as how we express them.»

Car, bien sûr, on aura toujours besoin de nouvelles fontes. Et il existe de nombreux champs inexplorés, à conquérir: des modèles historiques méconnus à réhabiliter, par exemple, ou encore des types d’écritures peu ou pas transcrites typographiquement. Pour les atteindre, il faut partir à l’aventure, consulter des archives, aller là où d’autres ne sont pas encore allés. Plus proche de nous, même dans la frénésie actuelle autour des emojis existent des questionnements typographiques potentiels. 

Pour y parvenir, il faut prendre des risques—mais quels risques, au fond? L’échec est une composante de l’apprentissage, un moteur essentiel, comme dans la célèbre phrase de Beckett citée en titre. L’échec véritable, au fond, est de ne pas prendre de risques.

Les travaux présentés dans l’exposition et le catalogue Pangramme correspondent à un peu plus du quart des dossiers qui ont été envoyés. Les caractères dits «expérimentaux» étaient les plus nombreux, mais aussi les moins «expérimentés»: beaucoup ont été écartés lors de la première sélection. À l’autre extrémité du spectre, ce sont les caractères dits «de labeur» qui comptent le plus d’entrées, suivis par les «revivals» (adaptations de caractères historiques). Des projets qui font preuve d’une plus grande maturité (souvent produits en post-diplôme ou dans des masters spécialisés), mais, parfois, d’un peu moins d’originalité: certains revivals, par exemple, sont des reprises littérales qui manquent d’un véritable point de vue. Dans les caractères de lecture, on note que la grande majorité sont des caractères à empattements, et que parmi eux, les didones sont minoritaires. Ceci est sans doute lié à l’apprentissage: on appréhende plus facilement la complexité du dessin de caractères en s’appuyant sur des serifs. La calligraphie est souvent une porte d’entrée pour cerner les principes fondamentaux. Ceci explique peut-être que les didones, qui ne relèvent pas d’un rythme calligraphique, soient sous-représentées.

Entre les caractères expérimentaux et les caractères de labeur, toutes les nuances sont possibles: la grande variété des caractères ici présentés défie toute tentative de synthèse. Ils sont probablement, dans leur majorité, des travaux de «jardiniers»: des caractères d’apprentissage: pas toujours les premières fontes de leurs auteurs, mais souvent leur premier projet d’envergure. Certains ont été publiés depuis, mais beaucoup, sans doute, resteront inédits: tous, en tout cas, reflètent des parcours remarquables, et promettent un bel avenir à la création de caractères typographiques.

  • http://www.pangramme.org/index_fr.html

  • «Beaucoup de type designers ont aujourd'hui de solides compétences de dessin, mais aucun désir de faire progresser ce champ (et encore moins se révolter contre lui) en créant des solutions originales. Peut-on les appeler type designers? Je ne pense pas, pas plus que nous ne pouvons considérer qu’un dactylographe, rapide et précis, est un écrivain. Le contenu est au moins aussi important que la forme, les idées que nous exprimons aussi importantes que la façon dont nous les exprimons.» Peter Biľak, «Designing type systems», publié pour la première fois sur le site ilovetypography.com en 2012. Également accessible à l'adresse: https://www.typotheque.com/articles/designing_type_systems

  • Peter Biľak, «We don’t need new fonts», 8 Faces magazine, Issue 3, 2011.

  • «Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better.» Samuel Beckett, Worstward Ho, Londres, Calder, 1983.

Références

  • «Fail Again, Fail Better», Thomas Huot-Marchand, 2016