« Il se peut que la raison d’être des livres […] [singuliers] soit la lutte sans merci qu’ils mènent contre les livres ordinaires. »

Ulises Carrión, “De la critique”, 1985, in Quant aux livres, Genève : Éditions Héros-Limite, 2008, p. 83

Lorsque nous parlons de livres singuliers, nous entendons livres étranges, particuliers, bizarres, surprenants, drôles… Ces termes enveloppent à la fois l’objet de création livre, mais également leur mise en forme inattendu et non-conformiste. Comme l’explique John Morgan dans Un design de livre systématique ?, « les aspects qui m’intéressent le plus dans la conception de livres sont précisément ceux qui sont les plus difficiles ou les plus impossibles à décrire. » En effet, le graphisme éditorial a pour fonction première de donner à voir le texte — ou plus précisément le contenu qui peut contenir du texte, et/ou des images. Pour ce faire, plusieurs niveaux d’écritures sont convoqués : l’écriture textuelle, l’écriture typographique, l’écriture graphique, et l’écriture éditoriale. L’analyse de ces différentes strates nous pousse à croire qu’elles renferment en elles-mêmes d’autres actions d’écriture qui ne leur sont pas forcément propres et qui sont potentiellement de réelles sources créatrices pour la conception de livres singuliers.

Ces livres investissent donc ces différents niveaux, ils les détournent, les déplacent, dans une volonté de créer des conditions de lecture particulières. Ils s’éloignent ainsi du schéma de lecture linéaire traditionnel. Car les niveaux d’écriture, les seuils, mais aussi le paratexte, sont autant de prismes par lesquels l’écriture et donc la lecture peut différer, s’enrichir, s’entrelacer. La lecture s’entend ici comme une pratique active qui peut elle-même produire des formes, des situations et des expériences singulières. C’est comme si chaque livre proposait une manière de lire qui serait différente.

Les grands classiques de la littérature française, sont potentiellement aux antipodes des éditions singulières. En effet, pour bon nombre d’entre eux, ils ont été réédités en masse, dans des petits formats peu coûteux pour pouvoir les rendre accessibles à tous. Il devient alors intéressant de les étudier et ainsi d’observer les différentes mutations qu’ils ont pu subir à travers le temps. Madame Bovary se révèle être un cas fascinant, ayant été rééditer plus de 242 fois, il a suscité de nombreuses controverses et est encore étudié à l’école aujourd’hui. Proposer une réédition de cet œuvre de Gustave Flaubert en 2022 soulève de nombreuses questions notamment vis-à-vis des différents états du texte, de la censure, du féminisme, de la notion du bovarysme, mais également par l’étude d’adaptations illustrées et cinématographique. Tant de pistes qui permettraient un déplacement éditorial singulier, c’est-à-dire, le déploiement d’un processus par lequel un contenu s’adapte à de nouvelles conditions d’existence.