Graphisme en France. Entretien

Éloïsa Pérez, Thomas Huot-Marchand 2015

Entretien avec Thomas Huot-Marchand

Cet extrait d’entretien est le premier d’une série de huit, conduite par Éloïsa Pérez auprès d’acteurs impliqués dans le développement des recherches en design graphique et typographie actuellement en France. Chacun regroupe en quatre questions les principales problématiques soulevées lors des échanges et qui ont servi à la rédaction de l’article «Pratiques de recherche en design graphique: état des lieux d'une construction», publié dans l'édition 2016 de Graphisme en France. Nancy, novembre 2015.

Éloïsa Pérez
La recherche en art, architecture et design, soulève de nombreuses interrogations actuellement, aussi bien en deuxième qu’en troisième cycle. Les discours d’acteurs font régulièrement appel à cette notion pour définir des pratiques hétérogènes issues de cadres différents. Paradoxalement, l’intérêt qu’ils témoignent pour cette activité peut aussi représenter un obstacle à son identification. Quel est ton sentiment sur cet état de la recherche en design graphique en France? Où se situent les principaux enjeux, et obstacles, pour la reconnaissance de la discipline dans le champ de la recherche?

Thomas Huot-Marchand
C’est indéniablement une préoccupation qui progresse dans les écoles supérieures d’art et de design (les écoles d’architecture ont, me semble-t-il, déjà avancé sur ces questions, mais je connais moins ce sujet). La polysémie du terme recherche est parfois source de confusion: en école d’art, on assimile l’acte de création à de la recherche, laquelle relève souvent d’une pratique individuelle et sensible, souvent empirique. La recherche académique, à l’inverse, a développé des codes précis, propres à chaque discipline, et se pense avant tout à une échelle collective. L’ambiguïté entre ces deux conceptions peut être préjudiciable à la reconnaissance de notre discipline, mais c’est aussi ce qui fait notre singularité: une zone un peu floue, au croisement entre plusieurs disciplines, mais riche de possibles.

EP
L’Atelier National de Recherche Typographique, que tu diriges, a fait sa troisième rentrée en septembre 2015 et se positionne clairement sur le plan de la recherche en typographie en troisième cycle. Comment décris-tu le modèle pédagogique qui s’y développe, notamment en ce qui concerne l’accompagnement des étudiants en doctorat? Peux-tu nous parler des conditions de mise en place des projets et des éventuelles frictions rencontrées sur le plan épistémologique?

THM
L’ANRT a conservé sa capacité à accueillir des projets personnels, émanant d’étudiants désireux d’approfondir des problématiques liées au design typographique. Dans le même temps, des programmes de recherche ont été établis avec des laboratoires partenaires, en faisant par exemple le constat que de nombreuses disciplines scientifiques avaient des besoins particuliers en matière de typographie: des alphabets singuliers, des signes spécifiques ou des systèmes de composition sur-mesure. Nous développons ce genre de choses, dans de nombreux domaines: linguistique, musique, épigraphie, numismatique, égyptologie, etc. Les poursuites en doctorat ne sont pas systématiques: la plupart des cursus durent 18 mois après le master. Les doctorats sont toujours établis en co-direction, avec un laboratoire partenaire. Ce type de montage permet des échanges féconds, et une totale légitimité académique—qu’il serait encore difficile d’obtenir en faisant cavalier seul. À chaque fois, le dialogue est enrichissant, et les méthodes, bien qu’encore expérimentales, profitent à chaque partie.

EP
On observe de plus en plus de recherches doctorales qui associent le design graphique à d’autres disciplines. Au niveau académique, cette situation soulève des interrogations concernant les critères de validation des recherches et sur la place de l’écrit dans la restitution de la pratique. De ton point de vue, quel cadre doit-on placer pour permettre l’évaluation objective et en même temps ne pas empêcher l’expression d’une constituante essentielle d’un travail qui relève aussi du sensible?

THM
Deux composantes essentielles de la recherche sont, d’une part, la validation par les pairs, et d’autre part, la mise en partage des connaissances. Ce sont des points indispensables pour qu’un travail de recherche, quelle que soit sa forme, contribue à faire progresser les connaissances dans son domaine. Comment prétendre faire œuvre de nouveauté, si je ne peux accéder aux réponses faites ailleurs aux questions qui sont les miennes? L’évaluation par les pairs est un enjeu tout aussi essentiel. Quels types d’experts souhaitons-nous voir valider les recherches menées dans nos disciplines? Les craintes—fondées—d’une acculturation des écoles d’art au contact des manières de l’Université ne doit pas éclipser ce que cet écosystème a de bon pour faire circuler les connaissances et garantir leur valeur. 

EP
De nombreuses recherches en design graphique sont conduites au sein des écoles d’art et de design, dans des programmes mis en place par des enseignants et qui associent des étudiants, des anciens diplômes et des personnalités extérieures. Les thématiques traitées sont multiples et chaque école met en place son propre appareil de recherche. Dans ce contexte, quel est ton avis sur la mutualisation des recherches et sur ses conditions d’efficacité, ses moyens, ses formats?

THM
Je ne peux pas généraliser, car la recherche prend des formes très diverses dans nos écoles—en particulier, la recherche en art ou la recherche en design sont deux choses relativement différentes, qui gagneraient à être mieux distinguées dans leurs modalités et leurs objectifs. De la même manière, les enjeux de la recherche en deuxième ou en troisième cycle dans les ESA ne sont pas les mêmes, et ne sont pas toujours clairement identifiés. Pourtant, ces niveaux supposent des dispositifs différents: en deuxième cycle (jusqu’au master), il s’agirait d’un «adossement» à la recherche, qui peut très bien fonctionner à une échelle plus modeste en terme d’équipe et de diffusion. Dans un troisième cycle, en revanche, il me semble essentiel de fédérer plus largement, pour que les recherches rayonnent à une plus grande échelle. Bien entendu, cela pose des questions de moyens, notamment pour financer les thèses, et de définition des statuts, d’enseignant-chercheur comme d’étudiant-chercheur. À l’ANRT, nous avons misé sur le dialogue inter-disciplinaire pour structurer nos recherches. Nous collaborons avec des laboratoires dans de nombreuses disciplines, tant dans les sciences dites dures (sciences informatiques, ingénierie, analyse d’image), que dans les sciences humaines (histoire, paléographie, linguistique, info-com, sciences cognitives). Ceci car la typographie se trouve à la croisée de toutes ces disciplines, en tant que sujet ou en tant qu’outil. Paradoxalement, collaborer avec ces disciplines diverses nous permet de mieux rester dans la nôtre: nous revendiquons une recherche par le design, attentive aux problématiques qui apparaissent hors de notre champ.