L’écriture en jeu : à propos du travail d’Éloïsa Pérez

Thomas Huot-Marchand 2017

L’écriture en jeu:
à propos du travail d’Éloïsa Pérez

Prélettres, installation, Pau, Le Bel Ordinaire, juillet 2017 © Éloïsa Pérez / Le Bel Ordinaire

Éloïsa Pérez, installation au Bel Ordinaire, Pau, juillet 2017

«Pourquoi ne pas faire un alphabet imaginaire… fantastique, imprévisible, en lettres de toutes tailles, formes, matières, couleurs ; jetées joyeusement en l’air…»
Bruno Munari (Milano 1907–1998), Alfabeto Lucini, 1987

Depuis quelques années déjà, Éloïsa Pérez questionne le rôle du design graphique dans la transmission des savoirs. Son diplôme de fin d’études à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris (ENSAD) faisait le constat de la pauvreté graphique des manuels scolaires, en livrant l’analyse lucide de la cacophonie visuelle qui y règne. Se saisissant du contenu intégral d’un manuel d’Histoire-Géographie pour des classes de collège, elle proposait une alternative de support à la fois imprimé et numérique, avec une mise en pages franche et radicale, diamétralement opposée à ce qui se fait d’ordinaire dans ce secteur. Les matériaux textuels et iconographiques étaient orchestrés dans des contrastes très marqués, aménageant une expérience pédagogique renouvelée, du texte à l’image, et du papier à l’écran.

En 2013, elle fait partie de la première promotion de l’Atelier national de recherche typographique (ANRT), qui rouvre alors ses portes à Nancy. Souhaitant interroger l’impact du graphisme et de la typographie dans l’acquisition du signe, elle s’attaque à un sujet plus sensible encore, celui de l’apprentissage de l’écriture en maternelle. Dès les premiers mois de sa recherche, Éloïsa accompagne des classes et anime chaque semaine des ateliers dans des écoles nancéiennes, pour découvrir les pratiques des enseignants et tester auprès des enfants les supports didactiques qu’elle imagine à partir de ces observations.

Cette dimension expérimentale est une caractéristique essentielle de son activité: les productions sont conçues pour être éprouvées en situation de transmission, partagées avec les enseignants et les petites mains de scripteurs âgés de 3 à 6 ans. En école d’art, l’adjectif «expérimental» est souvent employé pour désigner une production sans but précis, une tentative dégagée de toute contrainte: une geste gratuit, en somme. Dans le champ de la recherche, c’est tout l’inverse: il s’agit d’un protocole précis, mis en place pour vérifier une hypothèse préalable. C’est assurément dans cette direction que s’inscrivent les travaux d’Éloïsa Pérez, dans une dynamique permanente qui associe recherche—observation—expérimentation—création—documentation.

Elle aborde méthodiquement chaque étape qui structure le processus d’apprentissage du signe chez les plus jeunes, ainsi que les outils sollicités, en se focalisant sur le développement moteur du geste graphique indispensable au tracé de toute forme. De l’invraisemblable variété des modèles d’écriture, souvent médiocres, elle retient le modèle fondamental de la capitale, le premier à être enseigné: elle le décompose en modules essentiels, formes élémentaires qui par combinaison permettent de former toutes les lettres. 

Ces Prélettres—nommées en clin d’œil aux Prélivres de Bruno Munari, livres sensibles sans textes ni images, pour apprivoiser l’objet—décrivent un dispositif qui objective l’apprentissage de l’écriture. Il prend corps dans différents supports, à colorer, tracer, assembler, manipuler, desquels toute consigne est absente, afin d’encourager une entrée autonome et décomplexée dans l’appréhension des formes. En plastiques de couleurs vives et bois, les Prélettres s’assemblent, s’emboîtent, guident le tracé: à échelle de la main et du corps, tantôt puzzles, tantôt normographes, elles introduisent une dimension kinésique et ludique, héritière des méthodes de Maria Montessori. Aux objets sensibles s’ajoute une application pour iPad, un support complémentaire qui ouvre des scénarios d’apprentissage novateurs, qu’Éloïsa développe à l’ANRT en collaboration avec des étudiants ingénieurs du Master Sciences de la Cognition et Applications (SCA) de l’Université de Lorraine. Une interface simplifiée, évidente, guide sans mots ni symboles l’enfant dans la découverte de l’alphabet et favorise un entraînement personnalisé en accord avec les besoins des élèves au moment de leur acquisition du geste écrit.

En mettant en jeu la manipulation, la déconstruction, l’assemblage, la reconnaissance et la lecture, les Prélettres créent un rapport sensoriel aux signes. À chaque fois, l’élève est amené à dépasser la feuille bureautique et le cahier normalisé, cadres formels omniprésents dans l’univers scolaire. Parallèlement aux phases d’observation et d’expérimentation, Éloïsa Pérez conçoit des cahiers à partir des productions collectées pendant les ateliers conduits dans les classes. Ainsi, ils sont faits par les enfants plutôt que pour les enfants, composés de leurs témoignages et leurs questions sur des thèmes liés à l’univers du design graphique, tels que le livre et l’écriture. 

«Qu’est-ce qu’un livre?» 
«Un livre c’est du carton plié deux fois, un machin qui tourne ses pages, un rectangle où on écrit et on s’ennuie.»


Le travail d’Éloïsa Pérez a pris une nouvelle dimension lors de sa résidence de recherche et création au Bel Ordinaire du 12 juin au 7 juillet 2017, en abordant l’espace physique de la salle de classe. Après les signes en deux puis trois dimensions, le papier et l’écran, c’est le lieu même de l’apprentissage qui est repensé. Dans cette recherche, il devient un décor à géométrie variable: un paysage graphique ponctué de larges plans colorés et de grands modules en bois à manipuler. Un mobilier spécifique, déjouant les habitudes et standards de l’école, place les corps dans une relation aux formes qui ouvre de nouvelles attitudes d’apprentissage. À la manière des œuvres de Guy de Cointet, ces éléments s’apparentent à des sculptures minimales faites pour être activées, performées. Ainsi, enseignants et enfants deviennent acteurs lors d’un temps d’appropriation des formes, par l’apprentissage et par le jeu

Cet instinct de jeu, que Paul Rand considérait comme essentiel à la pratique du design, est ici manifeste. Il va de pair avec un solide ancrage théorique, Éloïsa Pérez ayant entre-temps validé un master recherche et démarré une thèse à l’École des hautes études en sciences de l’information et de la communication (CELSA, Université Paris-Sorbonne), en partenariat avec l’ANRT. L’équilibre entre théorie et pratique, observation et création, exploration formelle et implication sociale, Éloïsa Pérez l’invente au quotidien, glissant d’un support à l’autre, «en lettres de toutes tailles, formes, matières, couleurs ; jetées joyeusement en l’air…», comme le disait Munari. Lequel déclarait aussi: «ce n’est pas la recherche qui devrait être utile, mais ses résultats. En d’autres termes, laissez-moi jouer, alors nous verrons.» Soyons sûrs que les travaux d’Éloïsa Pérez nous en feront voir encore beaucoup, de toutes les couleurs.

  • Cinq classes de maternelle issues des établissements scolaires de la ville de Billère ont pu tester ce dispositif spatial. Le protocole proposé par Éloïsa Pérez au moment de sa résidence prévoyait une immersion à l’aveugle de chaque classe, pendant un atelier de deux heures, de façon à observer les modalités d’appropriation développées in situ par les enseignants, d’ordinaire habitués à travailler dans un espace qui leur est familier et dont ils assurent le contrôle.

  • «I believe that if, in the statement of a problem, undue emphasis is placed on freedom and self expression, the result is apt to be an indifferent student and a meaningless solution. Conversely, a problem with defined limits, implied or stated disciplines which are, in turn, conducive to the instinct of play, will most likely yield an interested student and, very often, a meaningful and novel solution.» Paul Rand, «Design and the Play Instinct», in Education of Vision, 1965.