Le discours des formes

Éloïsa Pérez 2021

Le discours des formes: supports et enjeux de la transmission des savoirs à l’école

Texte publié dans Graphisme en France №27, Design graphique et société, 2021, publié par le Centre national des arts plastiques

Fiche photocopiée, école maternelle Pierre et Marie Curie, Saint-Max, 2014 ©Éloïsa Pérez

Design graphique et pédagogie: une relation d’utilité publique?

Omniprésence des formes graphiques

Le design graphique souffre d’un paradoxe: il est partout et reste pourtant méconnu du plus grand nombre. Alors qu’il bénéficie de multiples applications concrètes dans l’environnement quotidien, ses formes et les processus qui ont permis leur conception demeurent abstraits. Pour le grand public, la «communication visuelle» recouvre un vaste domaine dans lequel il est difficile de distinguer le travail d’un typographe, d’un graphiste, ou d’un directeur artistique, et plus encore de saisir la nuance entre un graphiste et un designer graphique. Sans entrer dans le détail de ces terminologies, nous retiendrons que l’historienne de l’art Annick Lantenois définit le design graphique comme étant « l’un des outils dont les sociétés occidentales se dotent, dès la fin du XIXe siècle, pour traiter, visuellement, les informations, les savoirs et les fictions».

En le qualifiant d’outil, cette définition convoque les pratiques et les productions qui en résultent. En tant que pratique, le design graphique met l’accent sur le rôle du faire dans l’élaboration matérielle des contenus. Il possède une dimension active qui valorise l’expérimentation dans le processus de conception. En tant qu’outil, le design graphique permet l’agencement d’éléments visuels tels que les formes, les couleurs et les signes en des compositions qui transmettent une information, orientent le regard, organisent un contenu, provoquent un usage. La transitivité de ces verbes suggère que leur action s’applique à des objets extérieurs, décrivant le design graphique comme un outil de médiation. Inscrit dans un processus de représentation, il déploie une pensée symbolique et recourt à des attributs élémentaires pour appréhender la complexité du monde. Il la restitue de façon intelligible, en tenant compte des contraintes de chaque contexte. Autrement dit, le design graphique transforme une situation initiale dans un élan fondamentalement éducatif.

La conception de formes relève d’un geste intellectuel et de partage. Elle donne à voir la solution matérielle apportée à un problème identifié, qu’il s’agisse de la composition d’un texte ou de la circulation dans un espace. C’est pourquoi, même si l’appellation «design graphique» n’apparaît pas explicitement dans les programmes scolaires, son omniprésence dans le paysage visuel et dans les nombreuses situations qui conduisent à manipuler individuellement ou collectivement de la matière graphique à l’école et en dehors suffit à fonder l’intérêt d’une sensibilisation des enseignants et des élèves à ses pratiques. Alors que les fonctions du design graphique assoient le rôle des formes dans la transmission des savoirs, il convient d’interroger leur impact dans la formation des élèves en tant que citoyens. Que produit la compréhension de la pensée systémique diffusée par le design graphique sur les enseignements?

Transmettre des savoirs par le biais du design

Le manifeste de la plate-forme interdisciplinaire Socialdesign décrit son action en ces termes: «Le design social est un vecteur de transformation sociale, écologique et culturelle. Les dispositifs mis en place par ses concepteurs permettent aux habitants de prendre part à la fabrication de la ville, de la société et de leur environnement direct.» Naturellement, le design social trouve des applications dans le contexte scolaire. Elles s’appuient sur la conception d’une matérialité pédagogique, dont l’effet est mesurable sur les pratiques des enseignants et des élèves. Cette matérialité inclut des objets utilisés en cours et aussi des modalités d’organisation de l’espace de classe. La manière qu’ont les dispositifs d’orienter et influencer les comportements appelle la nécessité d’introduire une éducation visuelle dès l’école.

S’interroger sur le rôle du design graphique dans la transmission des savoirs est une posture relativement nouvelle dans ce domaine. C’est une question d’utilité publique qui prend tout son sens aujourd’hui, au regard de l’histoire. Une hypothèse peut être formulée pour avancer que la place grandissante qu’ont prise les réseaux sociaux et la vitesse à laquelle se créent et se diffusent les informations requièrent de la part des individus un nouvel effort d’analyse et de synthèse afin de comprendre les contenus qui leur sont proposés. Cet effort n’est pas conscient et demande un travail d’éducation essentiel au développement d’un esprit critique et à la formation de penseurs autonomes. Ce travail s’attache à la connaissance du design graphique et à l’identification des formes à travers laquelle il s’expose. Toutes répondent à des enjeux intellectuels, scolaires et sociétaux, qu’une considération dans le domaine de l’éducation et de la pédagogie permet d’articuler. L’intérêt pour la transmission des savoirs peut aussi trouver son fondement dans le sens que les graphistes donnent à leur travail, à une volonté d’ancrer leur activité dans une pratique d’utilité publique. Quoi qu’il en soit, il incombe à l’éducation scolaire d’initier cet apprentissage des formes graphiques qui nous entourent et d’apporter les outils pour les comprendre et saisir les changements sociétaux qu’elles provoquent.

Former le regard avec les supports scolaires

Dans l’environnement scolaire, le design graphique s’observe à travers les nombreux dispositifs matériels qui sont activés lors des séquences pédagogiques. Leurs formes livrent une lecture matérielle du système éducatif et du rôle que jouent les supports graphiques dans l’éducation des individus. Parce que l’éducation du regard s’appuie sur les formes et sur la pratique de ces formes, l’étude du design graphique dans le milieu scolaire implique que soient observés les dispositifs et leurs usages. Ces deux aspects sont nécessaires pour déterminer dans quelle mesure la matérialité participe de la transmission des savoirs. Choisir le contexte scolaire pour appuyer cette problématique revient à asseoir le rôle de l’école dans la formation du regard. La matérialité des supports scolaires démontre la place qu’occupe le design graphique dans le développement de l’esprit critique, étant donné que ce domaine définit les bases d’une culture visuelle. Les formes sont porteuses de sens. Elles renseignent sur les contenus et sur les usages qu’elles engagent.

Le design graphique se donne à voir à l’école à travers la dimension esthétique des supports pédagogiques. Celle-ci s’exprime notamment dans les supports d’éveil, dans les livres scolaires et dans les accrochages de classe. Si elle est déterminante dans l’éducation du regard, elle ne peut faire l’économie de la dimension pratique. En effet, l’expérience active est nécessaire pour comprendre le fonctionnement du design graphique et le processus d’élaboration des formes. Cet aspect s’exerce naturellement dans les écoles et s’insère dans les classes au moyen d’ateliers participatifs initiés par des graphistes et par d’autres intervenants extérieurs. Les dispositifs didactiques de création mis en place s’attachent à repenser les usages, à rendre accessible, à construire des réflexions communes, à collaborer. Ils facilitent l’accès aux ressources et servent à se réapproprier les savoirs, impactant directement la nature des enseignements et le rôle des acteurs impliqués. S’appuyant sur l’analyse matérielle des objets, il s’agit de révéler les problématiques pédagogiques liées aux usages des supports graphiques et aux transformations des espaces qu’ils entraînent, puis d’expliciter la place de ces dispositifs dans le contexte de l’école. En d’autres termes, de questionner le rôle du design graphique dans notre société à partir du cadre scolaire et le développement de l’esprit critique vis-à-vis des formes visuelles qui constituent notre quotidien.

Le Ludographe, connaître et pratiquer le design graphique à l'école élémentaire. Paul Cox, Cnap, 2019 ©Nicolas Giraud

Le Ludographe, connaître et pratiquer le design graphique à l'école élémentaire. Paul Cox, Cnap, 2019 ©Nicolas Giraud

Notes sur la matérialité pédagogique

Initier l’éducation sensible par l’objet

La matérialité pédagogique désigne l’ensemble de supports et d’artefacts impliqués dans les activités éducatives, qu’elles se pratiquent ou pas dans le cadre scolaire. Elle comprend une pluralité d’objets conçus pour la transmission d’un savoir ou investis d’une dimension pédagogique par sa propre matérialité. Afin qu’elle garantisse un enrichissement des méthodes d’apprentissage, la matérialité pédagogique repose sur une double dynamique: décrypter les médiations du design graphique et identifier des situations scolaires dans lesquelles cet outil de visualisation est en mesure d’apporter des solutions qui lui sont propres. Relevant d’une approche sociale et d’une politique d’accessibilité des savoirs, cette démarche de sensibilisation suppose d’expliciter les mécanismes de la discipline et comment ils contribuent aux objectifs pédagogiques de l’école. Elle concerne tous les domaines de création et s’étend, naturellement, au-delà des frontières françaises.

Aussi, on peut lire dans la lettre d’accompagnement du dossier pédagogique diffusé en mai 2021 par l’Institut culturel d’architecture de Wallonie Bruxelles que «l’éducation à l’architecture imaginée par l’ICA est conçue comme un levier d’émancipation et d’intégration sociale favorisant la réduction des inégalités et permettant une égalité dans l’accès de tous les jeunes à l’architecture», déclaration qui résonne avec l’ambition affichée quelques années plus tôt par les kits pédagogiques co-édités par le Centre national des arts plastiques (Cnap) et le réseau Canopé. Destinés aux publics scolaires, ils font découvrir le fonctionnement du design graphique aux enseignants et aux élèves, en prenant comme point de départ des situations pédagogiques. Leur conception a été assurée par un comité d’experts et un designer graphique, dont la mission était de penser la matérialité en accord avec les pratiques associées à chaque niveau scolaire. Le premier kit, proposé aux collèges, distingue les strates visuelles qui composent un message graphique (formes, couleurs, mises en page, typographie, iconographie) dans une série d’affiches explicatives adaptées pour la salle de classe. Le second kit, pour l’école élémentaire, se présente sous la forme d’une boîte ludique renfermant des supports à manipuler, telle une matrice d’éléments graphiques pour composer des messages visuels. Chaque kit est complété par un livret, regroupant des textes de référence sur le design graphique et un lexique de notions dédiées. Dans le prolongement de ces initiatives, le Cnap a lancé, en mars 2021, un Mooc sur le design graphique, pour étendre l’action engagée avec les deux kits pédagogiques, dont les exemplaires imprimés diffusés gratuitement sur demande ont vite été épuisés mais restent téléchargeables dans leur version numérique sur le site du Cnap.

Qu’ils cherchent à sensibiliser à l’architecture ou au design graphique, ces supports initient une éducation sensible par l’objet. Notons que dans les exemples cités, le design graphique ne joue pas le même rôle. Dans le dossier pédagogique de l’ICA, il sert à rendre lisible les enjeux de l’architecture contemporaine par le biais de la mise en page. La composition typographique et le format du dossier servent à restituer de manière lisible un contenu préalablement rédigé. Dans les kits du Cnap, la matérialité participe directement au processus de sensibilisation aux pratiques graphiques. Elle s’adapte aux usages et en engendre de nouveaux. En raison des spécificités du design graphique, à la fois pratique et forme, sa restitution implique d’investir pleinement l’objet. Ce constat démontre que le design graphique agit comme son propre médiateur. Plus encore dans l’environnement scolaire, où celui-ci s’illustre à travers les nombreux objets qui accompagnent les enseignements, parmi lesquels ceux qui émanent d’une pratique vernaculaire dans les classes.

Support didactique, école maternelle Pierre et Marie Curie, Saint-Max, 2014 ©Éloïsa Pérez

Dispositifs graphiques en usage dans les classes

Alors que ces dispositifs institutionnels visent volontairement à sensibiliser les publics scolaires à la pratique du design graphique, d’autres sont activés en parallèle et mettent en pratique la dimension éducative que renferme chaque forme. Les nombreuses missions assurées par l’école en font un lieu hautement chargé en problématiques d’apprentissage, comme en témoignent les occurrences du design graphique que l’on y retrouve. En effet, il s’observe dans les salles de classe, dans les couloirs qui les desservent, dans les espaces de récréation, porté par une diversité de dispositifs qui accompagnent les méthodes (jeux, jouets, cahiers, fiches, classeurs, livres scolaires, manuels, affiches, cartes, tableaux, tablettes…). À l’échelle de l’espace et de l’objet, le design graphique révèle son action et montre les marques d’une pensée pédagogique qui s’élabore. Si le matériel et les caractéristiques des objets renseignent sur l’économie qui les soutient (par exemple, lorsque l’on observe des fiches photocopiées qui servent à constituer un petit cahier pour chaque élève ou le choix d’une iconographie en noir et blanc compatible avec les photocopieurs disponibles dans les écoles), la forme illustre la position et l’action des enseignants vis-à-vis des outils et de leur conception. Dans les classes d’établissements scolaires publiques français, le matériel utilisé témoigne d’une pratique vernaculaire du design graphique, complétée par des dispositifs commercialisés. Des méthodes diffusées par les principaux éditeurs scolaires côtoient des supports produits in situ, bricolés par les enseignants et les élèves avec les moyens matériels disponibles à l’école (photocopieurs, imprimantes personnelles, matériel bureautique…). Ce matériel et sa profusion varient selon les niveaux d’étude, les matières enseignées et les budgets, qui diffèrent d’un établissement un à autre, d’une ville à une autre, d’une région à une autre. Il s’adapte aux usages autant qu’il les conditionne. Si l’école maternelle est marquée par une panoplie de dispositifs impliqués dans les nombreux ateliers proposés aux enfants ou laissés en libre accès durant les temps de récréation, il ressort que les classes des collèges et des lycées favorisent l’usage d’un médium unique, le manuel scolaire, pour accompagner et structurer les cours.

En tenant compte de ces différences, qui résultent des problématiques pédagogiques et institutionnelles de chaque étape du parcours scolaire, la multiplicité d’objets impliqués dans l’enseignement peut être divisée en trois catégories : les objets sensoriels, les livres scolaires, les affichages de classe. Selon les niveaux et la nature des contenus à transmettre, leur inclusion dans les méthodes est plus ou moins affirmée, combinant dans des proportions variables les supports commercialisés et les supports élaborés en classe. Bien que ces trois catégories puissent être combinées, leur distinction participe d’une volonté d’identification des caractéristiques graphiques des supports didactiques, nécessaire pour comprendre les gestes d’appropriation qu’ils engagent auprès des enfants et des élèves au cours de l’activité d’apprentissage et d’acquisition d’un savoir. Cette démarche analytique, résolument matérialiste, tend à préciser le rôle des formes dans les situations pédagogiques conditionnées par les dispositifs graphiques et leur opérativité dans un contexte de transmission.

Les objets sensoriels

Une entrée dans la matérialité

Habituellement, on parle d’objets sensoriels pour désigner un matériel didactique qui éveille les sens et favorise une méthodologie de découverte active, dans laquelle la part tangible des choses est mise au service de l’acquisition d’un savoir. En raison de cette particularité, les objets sensoriels se destinent aux enfants, qui ne maîtrisent pas les codes linguistiques. Ils apprennent par le biais du jeu, usant de moyens corporels tels que le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût. Les trois premiers sens sont les plus fréquemment sollicités par le matériel pédagogique utilisé dans les classes, car ils permettent aux enfants de développer des compétences nécessaires à l’acquisition du langage, telles que la motricité fine et globale, la discrimination visuelle des formes ou la distinction de sons. De plus, les objets intègrent une dimension spatiale à l’activité pédagogique. Parce qu’ils combinent le volume et les systèmes visuels, ils inscrivent le design graphique dans un contexte qui se déploie en trois dimensions. En associant le volume et l’espace, les objets sensoriels favorisent une appréhension concrète des savoirs qui permet une compréhension de concepts abstraits. Leur matérialité oriente l’usage, provoquant des gestes d’appropriation adaptés à l’évolution intellectuelle et motrice.

L’histoire de l’éducation révèle un courant idéologique fondé sur la volonté de comprendre l’enfant, dans la lignée de Jean-Jacques Rousseau et d’Édouard Claparède, accompagnant son développement naturel par l’usage d’objets qui comblent son goût du jeu. Elle rend compte de l’apparition de nombreux dispositifs qui permettent l’exercice des sens et mobilisent l’ensemble du corps. C’est ainsi que les «don» imaginés par Friedrich Froebel, le matériel d’initiation d’Édouard Séguin et Jean Itard, les jeux d’Ovide Decroly, le matériel encastrable Boyer-Bessart, les cubes tactiles Cunéo, les plaquettes Herbinière-Lebert pour l’initiation sensorielle au calcul, les réglettes Cuisenaire, parmi tant d’autres, s’appuient sur la matérialité dans leur démarche pédagogique et s’inscrivent dans la perspective d’une pédagogie, alors «nouvelle», fondée sur l’auto-éducation. Qu’ils servent à transmettre un savoir spécifique ou un ensemble de compétences transversales, les objets imaginés par ces auteurs mettent leurs formes, leurs volumes et leurs couleurs au service de l’apprentissage.

Dans ce panorama, un matériel se distingue par sa volonté d’investir la sensorialité pour accompagner le développent naturel des enfants. Il a été imaginé par Maria Montessori, médecin et pédagogue italienne, initialement pour l’instruction de jeunes enfants atteints de troubles. Ce matériel sensoriel encourage un usage en autonomie, se substituant à l’accompagnement constant d’un adulte et situant l’enfant au cœur de son apprentissage. Il a été plébiscité, et plus encore de nos jours, à la suite de résultats d’études qui mettent en garde contre l’usage prématuré des écrans, rappelant les besoins moteurs des plus jeunes. Le rôle actif qu’il confère à l’enfant impacte directement l’acte éducatif et accorde une place centrale à la matérialité pédagogique. L’attention portée à la forme dans le matériel Montessori en fait un exemple représentatif des apports d’une pensée du design graphique associée aux objectifs d’une transmission des savoirs en milieu scolaire. Ce matériel soulève et résout des problématiques de design et de design graphique, car il combine l’objet et le volume à une identité construite à partir d’un vocabulaire de formes graphiques et d’un langage visuel.

Matériel sensoriel de motricité, école maternelle Pierre et Marie Curie, Saint-Max, 2015 ©Éloïsa Pérez

Terrain de jeu du design

Les objets sensoriels sont fréquemment investis par le domaine pédagogique, mais ne lui sont pas réservés pour autant. Ils ont aussi été investis par des artistes, des designers et des ingénieurs, dans le domaine du jeu, avec des exemples notables tels que les systèmes de Meccano et de Lego, qui ont su se rendre populaires par leur adéquation avec les besoins de l’enfant, et grâce à des campagnes de marketing très élaborées qui les ont réactualisés. En accentuant la dimension combinatoire, modulaire et constructive, ces dispositifs ludiques développent l’inventivité et les capacités créatives. C’est aussi le cas du système de «briques» imaginé par Kurt Naef, de la House of Cards conçue par Charles & Ray Eames, et des nombreux jeux alphabétiques conçus pour encourager la construction matérielle des lettres, des mots et des phrases. Tous partagent des caractéristiques tangibles telles que les matériaux adoptés (du bois solide pour faciliter la manipulation, du plastique lavable ou du métal indéformable), les couleurs (des gammes établies à partir de couleurs primaires) et les formes (des modules géométriques déclinés en plusieurs formats). De plus, le recours à un langage élémentaire radical et non figuratif garantit la distinction de ces dispositifs parmi d’autres et facilite leur identification au sein de l’environnement direct de l’enfant.

Alors que ces supports ne sont pas conçus spécifiquement pour un usage pédagogique, le potentiel créatif qu’ils renferment les rend adaptés à un usage en milieu scolaire. Parce qu’ils encouragent une pratique de combinatoire et de construction, ces systèmes ludiques développent des compétences transversales qui peuvent être mobilisées lors des différents apprentissages. Cet aspect est renforcé par le recours à l’abstraction géométrique plutôt qu’aux métaphores visuelles employées d’ordinaire dans les méthodes d’apprentissage. Quel qu’il soit, l’objet crée une connexion concrète avec le monde. Cette particularité en fait un outil de choix dans le contexte scolaire pour orienter l’attention de l’enfant et l’ancrer dans des concepts qu’il ne saurait appréhender autrement. C’est pourquoi les objets sensoriels conçus avec une visée pédagogique doivent être pensés pour accompagner au plus près les usages attendus. Ils opèrent à l’image d’un «objet-consigne» dont la forme est aisément compréhensible par l’enfant.

Des livres pour apprendre

Les livres pour enfants

Au croisement de l’objet sensoriel et du livre, le secteur du livre jeunesse se distingue par une inventivité plus ou moins affirmée selon les éditeurs. Imagiers, abécédaires…, le livre pour enfants a longtemps attiré l’attention d’artistes qui s’en sont saisis pour diffuser des œuvres à plus grande échelle et sensibiliser les jeunes publics à la création artistique. En France, l’action conduite, entre 1988 et 2018, par l’association Les Trois Ourses, fondée par Odile Belkeddar, Élisabeth Lortic et Annie Mirabel, et dont l’objet principal était «l’éducation artistique des enfants en mettant “le livre au centre”», a permis de valoriser la richesse de créateurs du XXe siècle et de découvrir des auteurs contemporains tels que Ianna Andréadis, Marion Bataille, Paul Cox, Miloš Cvach, Dominique Darbois, Coline Irwin, Joachim Jirou-Najou, Katsumi Komagata, Julien Magnani, Fanette Mellier, Fanny Millard, Anne-Émilie Philippe.

Dans une perspective similaire, les Éditions du livre prolongent l’héritage de Bruno Munari ou d’Enzo Mari, en collaborant avec Fanette Mellier et Antonio Ladrillo. Se situant à mi-chemin entre le livre et le jouet, les livres-objets qu’elles diffusent sont chaque fois l’occasion d’une preuve d’audace et d’innovation technique. Au sein du catalogue ludique de cet éditeur strasbourgeois, l’ouvrage Hello Tomato se présente sous la forme d’un petit livre-objet qui sert à découvrir les fruits et les légumes. Un «étonnant jardin de poche» qui a bénéficié d’un travail de design graphique porté sur la forme des illustrations et sur la mécanique du support. L’objet, un leporello dont chaque face est imprimée dans un dégradé de couleurs, s’accompagne de vingt-cinq cartes blanches aux formes découpées. La conception de pictogrammes adaptés à la découpe était nécessaire pour rendre efficaces les cartes-pochoirs, afin que l’enfant s’amuse à trouver par superposition l’adéquation entre la forme du fruit ou du légume et la couleur du fond sur les pages et aussi à inventer des fruits et légumes en ne leur donnant pas leur couleur réelle. La facilité d’utilisation de cet objet éditorial garantit son efficacité et en fait un exemple de l’intelligence du livre pour enfants vers laquelle les livres scolaires traditionnels pourraient tendre. Cet ouvrage témoigne en faveur d’un emploi du design graphique au service de la transmission d’un savoir simple, permettant la création d’un support didactique ludique adapté aux usages des plus jeunes.

En matière photographique, la collection «Enfants du monde», résultat d’une fructueuse collaboration entre la photojournaliste française Dominique Darbois et l’éditeur scolaire Fernand Nathan entre 1952 et 1978, a marqué le genre du livre pour enfants et la pédagogie par l’image. Reconnaissables par l’emploi de photomontages accompagnés d’aplats colorés vifs et de motifs graphiques dynamiques, les ouvrages de cette collection rencontrent un grand succès en raison de la modernité de leur mise en page et de leur confection. Le choix des photos et la réalisation de la maquette résultent du travail de Pierre Pothier, dont l’apport a été tel qu’il est mentionné en tant que graphiste dans la page de titre. Cette collection montre l’utilité d’un graphisme maîtrisé dans le contexte de la transmission des savoirs.

Marion Caron, Camille Trimardeau, Hello tomato, livre-jeu, Éditions du livre, Strasbourg, 2016 ©Éditions du livre

Marion Caron, Camille Trimardeau, Hello tomato, livre-jeu, Éditions du livre, Strasbourg, 2016 ©Éditions du livre

Les manuels scolaires

Parmi les usages concrets du design graphique observables à l’école figure son application dans les manuels scolaires. Ces livres, imposés aux instituteurs des établissements publics français par un décret en date du 29 janvier 1890, caractérisent l’enseignement primaire et secondaire. Alors qu’ils accompagnent les méthodes dès l’école élémentaire et deviennent l’outil didactique privilégié à partir du collège, l’étude de leur matérialité demeure un sujet insuffisamment abordé. Compte tenu de la responsabilité inhérente à ce symbole de l’institution scolaire, il convient de s’attarder sur le fonctionnement d’un support que tous les élèves ont entre les mains et qui s’institue, de fait, comme le garant des connaissances à transmettre. Le rôle du manuel dépasse le découpage des matières scolaires pour éduquer l’œil ou, à défaut, contribuer à sa déformation par manque d’équilibre et d’harmonie entre les éléments présentés. En ce sens, le guide pratique Conception et production des manuels scolaires, rédigé par François Richaudeau et publié en 1979 par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, souligne qu’«il n’est pas mauvais d’inculquer des principes de bon goût aux jeunes lecteurs, même indirectement, par la “fréquentation visuelle” de typographies de bon goût».

En premier lieu, rappelons que la conception des manuels scolaires est assurée par les éditeurs scolaires historiques, qui dominent ce marché. Bien que tout personne puisse accéder gratuitement aux programmes d’éducation publiés en ligne par le ministère de l’Éducation nationale de la Jeunesse et des Sports (MENJS) dans son Bulletin officiel, les moyens économiques requis pour la réalisation et pour la diffusion à grande échelle de ces livres empêche de plus petits acteurs de s’introduire dans un secteur déjà bien occupé. Certes, l’arrivée du numérique dans l’édition scolaire offre des perspectives en la matière, permettant de s’affranchir des coûts qu’entraîne la diffusion des exemplaires imprimés auprès des établissements, mais l’enrichissement iconographique des contenus et les droits de reproduction requièrent un apport financier non négligeable, que les éditeurs scolaires assument en partie à travers la réutilisation de documents issus de leurs banques d’images. Il arrive de retrouver une même image dans différents manuels d’une même maison, parus à des époques distinctes, comme l’atteste la technique utilisée pour leur représentation. Sur un plan organisationnel et pédagogique, chaque éditeur propose des collections d’ouvrages, dont la conception est assurée par une équipe de direction artistique, secondée par des auteurs, correcteurs, illustrateurs, graphistes, maquettistes, en charge de matérialiser le positionnement de chaque collection. D’ailleurs, un éditeur peut proposer pour un même programme plusieurs ouvrages plus ou moins enrichis, que l’enseignant sera en mesure de se procurer ou non, après consultation des exemplaires qui lui auront été adressés. Alors que d’amples moyens économiques et humains sont mobilisés pour la conception de ces ouvrages, l’état actuel des manuels scolaires expose un graphisme souvent dense et illisible. Cette situation n’est ni récente, ni propre à la France. Déjà en 1966, le rapport du jury du prix Graphica Belgica, qui récompensait cette année-là les livres scolaires d’après leurs qualités techniques et esthétiques, déplorait un manque de raffinement typographique dans les candidatures étudiées, malgré des efforts salués sur le façonnage des livres et leur exécution matérielle. Plus tard, en France, le rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (Igen) sur le manuel scolaire effectué par Dominique Borne en 1998 regrettait que les manuels ne soient «ni des ouvrages de référence ni même de simple lecture» pour les élèves.

Paradoxalement, les contraintes de marketing qui accompagnent la réalisation des manuels scolaires font passer au second plan la dimension pédagogique de ces ouvrages. Leur matérialité, leur forme, leur design sont planifiés en amont sans tenir compte des spécificités des contenus et sans se soucier de leur accessibilité pour les élèves. Une caractéristique consiste à remplir les pages, usant d’éléments purement décoratifs, pour que le blanc disparaisse, pour que les livres semblent riches et se vendent mieux. La lisibilité est ainsi sacrifiée au profit d’un support surchargé. C’est pourquoi une double page peut regrouper une dizaine de caractères typographiques différents, lesquels cohabitent avec une typologie étendue d’éléments iconographiques, des enrichissements graphiques nombreux et une palette de couleurs criardes qui ajoute une couche de complexité à un ensemble déjà touffu. Sans dévaloriser l’énergie des équipes éditoriales et le travail requis pour la création de ces mises en page, le résultat est pour le moins discutable tant il entre en contradiction avec un processus fonctionnel de transmission des savoirs. L’outil est difficile d’utilisation, si bien que les enseignants ont pour pratique de composer chacun leur propre manuel en photocopiant et bricolant les pages à partir des spécimens reçus. Cette pratique courante démontre leur volonté d’appropriation des contenus, autant qu’elle traduit le foisonnement de ressources, palpable dans un manuel qui pourtant demande une structure claire et lisible pour devenir opérante.

Il est vrai que la composition typographique des manuels scolaires doit s’adapter aux multiples fonctions qui leur sont assignées. En matière de contenu, l’objet condense le programme scolaire d’une année, propose des séquences de travail, des ressources pour les élèves, de sorte qu’il puisse s’utiliser en classe et à la maison. Sur le plan matériel, il doit pouvoir être facilement transportable, suffisamment solide pour résister aux nombreuses manipulations et offrir une structure claire pour que la typologie des ressources soit facilement identifiable par les élèves. Cette contrainte de fonctionnalité, inhérente à l’outil, devrait prévaloir sur les enjeux commerciaux et sur les bénéfices de vente des éditeurs, pour que, enfin, des manuels scolaires remplissent leur mission d’accompagnement des séances pédagogiques tout en formant l’œil des enseignants et celui des élèves. Une plus grande prise de risque de la part des éditeurs permettrait de sortir de l’«à-peu-près» visuel qui caractérise les livres scolaires depuis de nombreuses années, ouvrant la voie à une conception graphique et éditoriale qui ne présente pas les savoirs comme une marchandise à consommer. De la même manière, un regain d’intérêt de la part des graphistes pour ce secteur pourrait ouvrir la voie à de nouvelles façons de concevoir les seuls ouvrages que les élèves sont obligés de se procurer et de consulter pendant leur scolarité.

Les affichages de classe

Éléments de spatialisation des savoirs

Les livres scolaires et les manuels accompagnent les apprentissages délivrés dès l’école maternelle. Alors que dans ces supports, le design graphique sert à remplir l’espace de la double page et à composer le volume que l’enfant tient entre ses mains, il faut souligner le fait que dès lors que l’espace physique de la classe se vide, réduisant les affichages et les objets dédiés à l’enseignement, le livre scolaire acquiert une place centrale dans la pédagogie. Ce constat découle de l’observation. En effet, entre la classe de la toute petite section et celle de la grande section, les manuels scolaires ne sont pas utilisés par les élèves, au profit des objets sensoriels et autres dispositifs mis à leur disposition. Les manuels se cantonnent aux bibliothèques personnelles des enseignants, qui leur permettent de préparer les séances pédagogiques. Le temps de l’école maternelle est régi par l’espace unique de la salle de classe, dont chaque enseignant a la responsabilité d’agencement et de «décoration». Celle-ci s’apparente à un support de formes graphiques, à un ensemble qui résulte de l’addition des dispositifs mobilisés pour les ateliers, du mobilier, des supports graphiques élaborés en classe. L’espace est dense, richement occupé par des affichages divers (productions des enfants, supports d’orientation dans le temps et l’espace, repères visuels, consignes…), à l’instar des pages des manuels scolaires dont la surcharge de contenus a été soulignée précédemment. Au collège et au lycée, la dynamique s’inverse. Les salles sont vides et sont réparties par matières. Leur organisation relève d’une responsabilité partagée par les différents enseignants d’un même établissement assignés à une même matière. Parallèlement, les manuels deviennent d’usage courant, prescrits par les listes de matériel dont chaque élève doit s’équiper avant la rentrée scolaire. Il ressort que la complexité visuelle de la salle de classe et du manuel scolaire résulte de la pluralité d’usages qui en sont attendus. Partant du constat que les affichages de classe ne sont pas les mêmes à l’école maternelle, à l’école élémentaire, au collège et au lycée, et qu’ils ne jouent pas le même rôle dans l’enseignement, il convient de se demander comment le design graphique se déploie dans ces affichages et quelles en sont les caractéristiques matérielles? Quels enjeux comportent-ils par rapport aux objets manipulables?

Salle de classe, école maternelle Pierre et Marie Curie, Saint-Max, 2014 ©Éloïsa Pérez

Une pédagogie d’arrière-plan

À l’école maternelle, les affichages participent d’une pédagogie d’arrière-plan, dont l’enfant bénéficie par fréquentation visuelle quotidienne. Ils intègrent la dimension spatiale de la classe, structurant l’espace et permettant de le délimiter. Ils sont issus de méthodes commercialisées par les éditeurs scolaires ou élaborés dans les classes, reflétant alors les productions des enfants. Lorsque les éléments affichés sont produits en classe, ils illustrent l’application d’un graphisme amateur à travers lequel se dessine une forme scolaire reconnaissable. Matériellement, celle-ci est construite à partir de supports issus de l’univers bureautique, usant à profusion des feuilles standardisées de formats A4 et A3. Des matières picturales telles que la gouache accompagnent les supports observables et le recours au découpage est également très présent. Les affichages montrent des ressources dont la constance varie tout au long de l’année. Certaines sont pérennes, comme les alphabets ou les mots de vocabulaire, d’autres plus éphémères, par exemple les productions enfantines associées à une date du calendrier (fête des mères, fête des pères, Noël, Pâques…). Ils suivent l’évolution du calendrier et des activités associées qui sont proposées en classe. En ce sens, ils opèrent comme un instantané, ils permettent de capter un état de la vie scolaire et de le restituer. La salle apparaît alors comme une interface, elle accumule en ses murs des informations à transmettre. La plupart du temps, matériellement, ces affichages sont composés avec les mêmes caractères typographiques qui sont mobilisés dans les cahiers et dans les fiches d’activités. S’ils créent un lien direct entre les supports, les adaptations de format ne sont pas toujours réalisées. Dans la mesure où ils sont en grande partie élaborés dans les classes, il n’est pas rare de retrouver les mêmes supports sur table ou affichés, ce qui rend difficile leur lecture car la composition ne tient pas compte des contraintes de lisibilité. Autrement dit, le traitement graphique et typographique des supports n’est pas toujours pensé en adéquation avec les modalités d’utilisation de ceux-ci.

À l’école élémentaire, les enfants commencent peu à peu à découvrir l’enseignement individualisé qu’ils pratiqueront jusqu’à la fin du lycée. La disparition des tables collectives et des ateliers façonne matériellement l’espace de classe. Elle fait décroître le matériel dédié, bien que des coins dédiés à des activités de lecture et de dessin puissent être aménagés par l’enseignant. Les pupitres s’alignent en rangées devant un ou plusieurs tableaux et les supports muraux se réduisent en nombre. L’exposition des réalisations enfantines laisse place à des thématiques plus générales, en lien avec l’histoire, les sciences, les modèles d’écriture, les tables de multiplication. Ils préfigurent la dynamique des affichages du collège, plus pérennes, puisqu’ils sont divisés en matières et associés à l’enseignement dispensé dans chaque salle de classe. À ce stade, les éléments qui habillent les murs de la classe sont en lien direct avec une matière, jusqu’à ce qu’ils finissent par disparaître totalement, laissant l’espace vierge de tout signe d’appropriation. Seules les matières qui requièrent l’usage d’un matériel spécifique dérogent à cette règle, puisque des salles sont aménagées pour répondre aux besoins des activités proposées. C’est le cas de la physique-chimie, des sciences, des arts plastiques, de la musique, de l’enseignement technologique et informatique.

Salle de classe, école maternelle, Brin-sur-Seille, 2016 ©Éloïsa Pérez

Un graphisme vernaculaire au service de la forme scolaire

Lorsqu’ils sont produits dans les écoles, par l’enseignant lors de la préparation des ateliers ou par les enfants au cours des activités, les supports affichés rendent compte d’un graphisme vernaculaire. Celui-ci évoque la figure d’un enseignant «bricoleur», qui mobilise les moyens mis à disposition pour construire matériellement sa pédagogie. Ces moyens sont les imprimantes et photocopieurs, dont ils disposent dans les écoles, les banques de ressources pédagogiques accessibles en ligne, les livres adoptés pour construire les ateliers. Le recours aux mêmes outils a pour conséquence l’émergence d’une forme scolaire, à la fois propre à chaque école et partagée par l’ensemble. Ainsi, il est fréquent de retrouver dans plusieurs établissements les mêmes éléments graphiques employés dans plusieurs supports de cours. La démarche de conception active et personnelle résonne avec le travail réalisé par Paulo de Cantos, un étonnant érudit portugais qui a endossé les casquettes d’éditeur, de typographe amateur, de pédagogue, de bibliophile. Professeur et proviseur de lycée, il s’est illustré entre 1920 et 1960 dans la modernité artistique portugaise pour la conception d’un système de supports pédagogiques expérimentaux (manuels, dictionnaires, livres scolaires), portés par une maîtrise typographique et une exploration matérielle de l’objet. Tel que l’évoque son travail, le design graphique et la typographie fonctionnent comme outils systémiques au service d’enjeux pédagogiques. Ils permettent de concevoir des systèmes de supports et de signes cohérents dans l’ensemble du parcours scolaire de l’élève et intégrant conjointement le signe, l’objet et l’espace. La richesse de ses créations dépasse le cadre d’une fonctionnalité purement scolaire, pour atteindre la portée d’un dispositif artistique effervescent et inventif. Celui-ci accentue la part active de l’apprentissage, soutenue par le faire et son application.

Concevoir des dispositifs

Faciliter l’acquisition des savoirs

L’action du design graphique à l’école se révèle à travers les dispositifs matériels et leurs usages. En plus des supports présents dans les écoles, issus du commerce ou élaborés dans les classes, des projets sont mis en place par des graphistes et consistent en la conception de dispositifs dont les enjeux pédagogiques sont multiples. La diversité des initiatives engagées invite à se demander ce qui les distingue des dispositifs historiquement reconnus tels que le matériel sensoriel Montessori. Quel est leur apport dans un domaine qui bénéficie déjà d’un large éventail d’outils dédiés aux apprentissages? L’observation démontre que certains projets facilitent l’acquisition d’un savoir, notamment les savoirs élémentaires tels que l’écriture et la lecture, ou des savoirs plus complexes tels que la programmation informatique et le code. D’autres sensibilisent à une thématique ou à une composante du design graphique, comme le dessin de caractères et la mise en page, le dessin et l’illustration, la photographie et la narration. Dans ces cas de figure, la maîtrise du design graphique se prête à la conception de prototypes. Elle permet soit de repenser la forme des outils existants, en l’adaptant davantage aux besoins des élèves, soit d’imaginer d’autres façons d’appréhender les savoirs, en concevant des outils qui se distinguent de ceux qui sont déjà présents dans les écoles. Pour que la matérialité de ces dispositifs acquière sa valeur pédagogique auprès des élèves, leur conception nécessite une connaissance solide des pratiques de classe et du savoir à transmettre. La didactique des formes prend alors tout son sens, en adaptant l’objet aux spécificités du contenu. L’émergence des dispositifs conçus par des graphistes en dehors des domaines dans lesquels il exerce d’ordinaire s’explique par l’intérêt grandissant pour la transmission et par une volonté palpable de sensibilisation des publics se trouvant en marge des offres culturelles. Ces problématiques occupent de plus en plus les designers graphiques, qui n’hésitent pas à défricher des lieux et à solliciter des partenaires en mesure de les accompagner. En créant plus de place et plus d’espaces d’interaction entre les écoles et les graphistes, les structures culturelles permettent à ces projets d’exister. Elles facilitent la mise en relation des acteurs et offrent un financement matériel pour développer les projets. Le graphiste s’implique alors dans la médiation culturelle et dans la construction d’actions qui s’étendent de la commande et du cahier des charges jusqu’à la mise en place d’ateliers. Il s’associe pour imaginer des dispositifs de médiation, des dispositifs didactiques et d’apprentissage, car il maîtrise des outils, il met en forme et il crée.

Créer ensemble

D’autres dispositifs s’attachent à la démystification de la pratique du design graphique, en offrant des façons de découvrir les outils, de créer ensemble et de collaborer. Rappelons que les formes et les supports qui accompagnent la transmission des savoirs à l’école, parmi lesquels les objets sensoriels, les livres scolaires et les affichages de classe, sont des applications concrètes du design graphique dans le domaine pédagogique. Leur observation matérielle révèle comment la forme oriente l’usage. Ce dernier se fonde sur la pratique et résulte d’un processus de conception qui échappe à l’utilisateur. Sa compréhension est pourtant essentielle à la formation d’une culture visuelle dans les classes. En effet, la sensibilisation au design graphique implique aussi une dimension pratique, sur laquelle se fondent d’autres initiatives, initiées par des graphistes, à destination des écoles. Elles visent à rendre accessible et à démystifier, en proposant aux enfants de découvrir en faisant, d’apprendre par le faire. Elles portent à la fois sur une réappropriation des outils du design graphique et sur une co-création à travers laquelle l’accès aux savoirs est facilité. Les dispositifs proposés intègrent la dimension spatiale à leur intervention, en permettant notamment d’expérimenter à l’échelle de la main et du corps, ou plus concrètement à l’échelle de la lettre et de son lieu d’inscription. Les contraintes de lisibilité que soulèvent les protocoles de création servent à faire comprendre le travail du graphiste et les moyens dont il dispose pour opérer. En montrant comment sont faits les outils, ces initiatives expliquent le métier de graphiste, les pratiques qui l’accompagnent et le processus qui sous-tend la création des formes.

Célestin Freinet, L'Imprimerie à l'école, Éd. Ferrari, 1927

Auteurs et acteurs des apprentissages

Si l’usage du design graphique s’est révélé plus ou moins poussé selon les dispositifs, les formes produites participent de l’éducation des individus. Elles révèlent les contenus et leur compréhension impacte le développement de l’esprit critique des élèves. De fait, l’usage du design graphique et des supports graphiques à visée pédagogique revêt un enjeu politique et social, dans la mesure où il façonne les individus de demain. Est-ce que les formes aident à mieux voir? Si oui, qu’est-ce que cela provoque dans le quotidien? Le recours à l’expérimentation démontre le besoin de s’approprier les outils et d’exercer l’esprit critique dans des situations de co-création et de co-construction des savoirs. Historiquement, le modèle de L’Imprimerie à l’école, proposé en France par Célestin Freinet, s’appuie sur le principe de l’apprentissage par le faire, tout en libérant l’enfant de l’emprise du manuel scolaire, décrit comme un outil d’apprentissage pré-formaté et standardisant. Les élèves découvraient les fonctions de l’écriture en les mettant en œuvre dans un journal scolaire diffusé à d’autres écoles et au moyen duquel ils communiquaient. La prise en charge de tout le processus éditorial était assurée en classe, en partant de la création des textes jusqu’à leur réalisation matérielle dans les presses, puis leur diffusion. Sur ces bases, les dispositifs conçus par les graphistes visent à offrir aux publics scolaires des outils qui les aident à devenir à leur tour auteurs et acteurs de leur apprentissage. De cette manière, ils garantissent une réappropriation des connaissances par la pratique et par le faire, favorisant alors la compréhension des enjeux de la pédagogie contemporaine. Cette forme d’apprentissage relève d’une volonté de réhabilitation des pratiques artisanales, reléguées au second plan par l’université. Il s’agit de les associer et de bénéficier d’une intelligence de la main. La main guide le geste, le geste construit l’usage. Le recours à l’usage pour comprendre la pratique du design graphique et en quoi ceux-ci s’articulent avec la pédagogie contemporaine fait partie des enjeux d’utilité publique que ces deux disciplines sont en mesure de relever.


Invitées par Papier Machine à participer à «Une Kermesse graphique» au Havre, dans le cadre de l’édition 2018 du festival Une saison Graphique, les graphistes de l’Atelier Majuka ont imaginé l’atelier participatif «Affiches-toi», pour permettre aux enfants et aux adultes de créer une affiche avec un dispositif ludique, sous la forme de plaques d’aluminium et modules magnétiques colorés.

Le signe musical est une résidence scolaire conduite en 2017 par Tanguy Wermelinger et Louise Duneton (collectif g.u.i.) dans le cadre du Festival Musical des Grandes Heures de Cluny, pour générer avec les enfants le matériel graphique nécessaire à la communication du festival. ©Raoul Schweitzer

Dans le cadre du dispositif Création en cours, lancé en 2016 par les Ateliers Medicis, la résidence «Des formes et des lettres» conduite par Théo Miller en 2019-2021 à l’école primaire de Saint-Pourçain-sur-Besbre, a permis au typographe de repenser un autre rapport au dessin de lettres, par distinction avec l’environnement informatisé.

Étude pour les pictogrammes de l’Infini, un caractère typographique créé en 2014-2015 par Sandrine Nugue dans le cadre d’une commande publique du Centre national des arts plastiques.

Cahiers d’ateliers, ateliers créatifs à faire à la maison mis à disposition par Fotokino en avril 2020, à destination des petits et des grands. Les cahiers, en version interactive et en version à imprimer, sont disponibles au téléchargement sur le site de Fotokino. ©Fotokino

L’atelier des chercheurs crée des outils libres et modulaires pour transformer les manières d’apprendre. L’atelier «do•doc à l’échelle d’une école» a été imaginé pour permettre aux élèves de l’école élémentaire Lacordaire de documenter leurs pratiques et les partager.

L’exposition participative «Mon tout est un livre» conçue par les Éditions du livre pour la quatrième édition du parcours jeunesse Les Petits Spécimens du Signe, permet de découvrir de façon ludique, le livre sous toutes ses formes. ©Éditions du livre / Le Signe

Les Petits Spécimens constituent un outil de médiation et de ressources à destination des enfants, mis en place par Le Signe. En 2017, pour sa première édition, le parcours proposé par Lucile Bataille et Catherine di Sciullo offre des ateliers pour découvrir le graphisme, la typographie et la création de formes dans l’espace.

« En Chemin », atelier participatif de création de signes dans l’espace public, imaginé par Terrains Vagues en 2019.

«En Chemin», atelier participatif de création de signes dans l’espace public, imaginé par Terrains Vagues en 2019.

  • Cette réflexion sur le discours des formes se construit par rapport au contexte de l’Éducation nationale et de l’enseignement qui y est proposé. Son développement s’appuie sur de nombreuses observations réalisées dans des classes d’écoles maternelles, élémentaires, collèges et lycées. Aussi, il convient de rappeler que les disparités matérielles existant entre les établissements publics et l’autonomie accordée aux enseignants ont une incidence directe sur les choix pédagogiques et, par extension, sur les supports graphiques utilisés. Le travail du graphiste porte davantage sur l’aspect visuel des productions, alors que celui du designer graphique impacte la construction du projet dans son intégralité.

  • Annick Lantenois, Le Vertige du funambule. Le design graphique, entre économie et morale, Paris, B42, 2010, p.11.

  • www.plateforme-socialdesign.net, consulté le 9 août 2021.

  • Audrey Contesse, Lettre d’accompagnement du dossier pédagogique à destination des publics scolaires conçu par l’Institut culturel d’architecture Wallonie Bruxelles (ICA), mai 2021.

  • Le premier kit, Série Graphique. Connaître et pratiquer le design graphique au collège, édité en 2015, se destine aux collèges, alors que le second kit, Le Ludographe. Connaître et pratiquer le design graphique à l’école élémentaire, diffusé en 2019, s’adresse aux écoles élémentaires.

  • Fanette Mellier, en charge du design graphique, a investi l’exploration matérielle en diversifiant les papiers et les techniques d’impression.

  • Paul Cox, en charge du design graphique, a accentué la dimension sensorielle de l’objet en proposant un langage de formes propice à l’exploration.

  • Massive Online Open Course («cours en ligne ouvert à tous»).

  • Le Mooc s’intitule Le Design graphique au collège. Découvrir pour transmettre. Il a été conçu en collaboration avec des auteurs et des praticiens.

  • D’autres dossiers pédagogiques et kits de ce genre ont vu le jour, portés par des acteurs de premier plan de la scène graphique française. Entre 1989 et 1996, une collaboration entre l’Atelier des enfants et le service éducatif du Centre Pompidou a produit la collection «L’Art en jeu», imaginée par Sophie Curtil sous la forme d’une série de livres qui font aimer l’art aux enfants et les aident à découvrir les œuvres d’artistes du XXe siècle. Plus récemment, dans le domaine du design graphique, le Centre national du graphisme, connu depuis octobre 2016 sous le nom Le Signe, a édité plusieurs livrets pédagogiques destinés aux scolaires. Le design éditorial de chaque numéro était confié à un graphiste ou à un studio, de telle sorte qu’une qualité visuelle soit portée par ces supports.

  • Belin, Bordas, Hachette, Hatier, Magnard, Nathan…

  • Pierre Mœglin, Outils et médias éducatifs. Une approche communicationnelle, Grenoble, PUG, 2005, p.58-60.

  • Les travaux conduits par Céline Alvarez ont largement contribué à diffuser le matériel Montessori et ses usages auprès des enseignants.

  • Sur ce sujet, voir Éloïsa Pérez, The material discovery of the alphabet, Francfort-sur-le-Main, Poem, 2021. Cet essai traite des objets sensoriels dédiés à l’acquisition matérielle de l’alphabet latin.

  • L’objet pédagogique opère à l’inverse des objets scéniques développés par Guy de Cointet, dont l’usage ne découle pas de la forme mais du protocole d’activation conçu par l’artiste conceptuel, en dépit du langage graphique et typographique très marqué qui les caractérise.

  • Le propos de ce texte ne vise pas à faire l’inventaire des livres pour enfants et de leurs innovations. Néanmoins, il convient de distinguer des usages du design graphique à des fins éducatives parmi la pluralité de supports dans lesquels il s’exerce, dont les livres pour enfants.

  • Charles & Ray Eames, El Lissitzky, Ronald King, Warja Lavater, Enzo Mari, Bruno Munari, Alexandre Rodtchenko, Serge Tretiakov, Fredun Shapur, Luigi Veronesi, Kurt Schwitters…

  • Les Éditions du livre sont une maison d’édition indépendante fondée, à Strasbourg en 2011, par Alexandre Chaize pour publier des livres d’artistes pour enfants.

  • L’ouvrage Hello Tomato est paru en 2016 et a été réédité en 2021. Il a été conçu par les graphistes Marion Caron et Camille Trimardeau, en collaboration avec Fanette Mellier, à la suite d’un workshop sur le livre pour enfants animé par Alexandre Chaize et Yann Owens à l’École supérieure d’art et de design du Havre (EsadHar).

  • Sur ce sujet, voir Éloïsa Pérez, «Le manuel scolaire, symbole d’une industrie en mutation», Strabic, 2015. Cet essai traite du graphisme des manuels scolaires et de son rôle dans les usages pédagogiques au collège.

  • François Richaudeau, Conception et production des manuels scolaires. Guide pratique, Paris, Unesco, 1979, p.72.

  • Les petits éditeurs, n’ayant pas le même système économique que les éditeurs scolaires historiques, pourraient prendre davantage de risques sur le plan graphique et proposer des formes plus audacieuses.

  • Coline Sunier & Charles Mazé, Dossier Fernand Baudin, «Le livre scolaire», Bruxelles, Prix Fernand Baudin, 2013, p.45-53.

  • Dominique Borne, Le Manuel scolaire, Paris, La Documentation française, 1998, p.31.

  • Fort heureusement, alors que l’on déplore un graphisme pauvre en usage dans les manuels scolaires, des ouvrages issus d’autres secteurs éditoriaux s’illustrent par leurs qualités matérielles et leur audace sur le plan typographique. Parmi ces ouvrages, dans l’édition courante, on citera historiquement la collection «Blanche» de Gallimard, un bastion de l’édition française, les «Clubs» qui ont participé à l’éducation graphique d’un public d’initiés et de non-initiés dans les années 1960, sous l’impulsion d’artistes du livre tels que Jacques Daniel, Jacques Darche, Pierre Faucheux, Jeanine Fricker et Robert Massin, mais aussi la «Petite collection Maspero», une collection de poche éditée entre 1967 et 1982, ou les collections «Rouge-Gorge» et «Cosaques» dessinées par Philippe Millot pour les Éditions Cent Pages. Bien qu’ils sortent du cadre de l’école, ces livres éduquent le regard par leurs qualités matérielles. Ils contribuent à forger une culture visuelle, accessible, qui se déploie à travers des ouvrages de circulation courante, comme le sont les livres de poche. Cette dynamique rappelle la littérature de colportage, mobilisée pour l’alphabétisation au XIXe siècle. Le secteur de la littérature jeunesse s’illustre également sur le plan des innovations éditoriales, tel que nous l’avons évoqué avec l’exemple des Éditions du livre.

  • Sur ce sujet, voir Éloïsa Pérez, «Écrire l’espace : sur la spatialisation des savoirs dans la salle de classe et le manuel scolaire», <o> future <o>, 2017. Cet essai compare l’organisation matérielle de la salle de classe en maternelle et du manuel scolaire utilisé au collège, usant de la métaphore de la page blanche. Il s’appuie sur des observations conduites dans plusieurs établissements scolaires publics entre janvier 2014 et janvier 2017.

  • Les recherches sur Paulo de Cantos conduites par le studio Barbara Says ont contribué à la découverte de cette figure qui a marqué la pédagogie portugaise entre 1920 et 1970. Du 19 septembre au 20 octobre 2017, l’exposition documentaire «Tête-bêche. Portrait bibliographique de Paulo de Cantos (1892-1979)» présentée pour la première fois hors du Portugal, à Paris, au sein de la Fondation Calouste Gulbenkian, le travail bibliographique et iconographique d’un auteur méconnu en France. Du 9 novembre au 2 décembre 2017, elle est prolongée par l’exposition «O mestre birostro. Portrait tête-bêche de Paulo de Cantos», à l’Institut supérieur des arts de Toulouse (isdaT), où sont montrés de nombreux livres, manuels, supports didactiques et typographiques conçus par De Cantos.

  • Célestin Freinet est un pédagogue français et militant engagé, dont les techniques développées ont pénétré l’institution scolaire et marqué la pédagogie dès les années 1920. Instituteur adjoint puis professeur d’école primaire supérieure à Bar-sur-Loup, il se lance dans le mouvement de l’Éducation nouvelle, inspiré notamment par les travaux de John Dewey, de Roger Cousinet, d’Adolphe Ferrière ou de l’école-atelier du Dr Ovide Decroly. Il met en œuvre une éducation fondée sur l’expérimentation et sur le faire, articulant trois aspects de sa méthode: l’usage de l’imprimerie, la correspondance interscolaire, la coopérative scolaire. Ainsi, il défend une application concrète des savoirs et une autonomisation des élèves face aux livres scolaires traditionnels, tout en leur offrant les moyens de concevoir leurs propres outils et systèmes d’organisation dans les classes.