La recherche par le dessin

Thomas Huot-Marchand 2022

La recherche par le dessin, à l’Atelier national de recherche typographique de Nancy

Texte paru dans le dossier «La fabrique du livre: pérennité ou mutations? Les institutions d’enseignement» du №25 de la revue de la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg, en mars 2022.

Créer des caractères typographiques a, pendant des siècles, été le privilège de quelques rares personnes. Graver des poinçons requiert patience et habileté, de même qu’un savoir-faire très spécifique pour donner forme aux caractères. Il s’agit de leur donner une forme cohérente, harmonieuse en termes de style, de chasse ou de graisse, et un espacement régulier. Mais aussi, parfois, d’étoffer la casse pour répondre à des besoins d’édition, dans d’autres écritures, ou dans d’autres registres. Un graveur expérimenté est en mesure de produire une poignée de poinçons d’acier par jour, selon leur degré de complexité. Ces poinçons vont servir à frapper les matrices, lesquelles permettront de produire les caractères proprement dit, dans un alliage majoritairement composé de plomb. Ce processus est resté la même du XVe au XIXe siècle: le poinçon en est l’élément le plus précieux, qui peut ensuite être multiplié indéfiniment. Le métier de graveur de poinçons est rare et exigeant, et souvent entouré de mystère: sur plus de cinq siècles et dans le monde entier, l’historien James Mosley n’en dénombre que 500, dont un tiers en France.

On ignore si, dans les premiers siècles de l’histoire du livre imprimé, les caractères sont gravés d’après un dessin préliminaire. Mais c’est très peu probable, compte tenu de la spécificité de cette pratique. Les poinçons doivent être produits dans chaque corps de texte, et selon sa taille, un même caractère peut prendre des formes très différentes.

Ce savoir-faire, essentiellement empirique, va progressivement disparaître à la fin du XIXe siècle, avec la généralisation de l’emploi du pantographe et de l’electrolyse. Toutes les tailles sont alors obtenues à partir d’un gabarit unique, ce qui accélère considérablement le processus. La typographie est devenue industrielle, et la création de caractères se déplace vers la table à dessin. Les nouveaux alphabets s’élaborent dans les fonderies: aux côtés des directeurs artistiques et quelques grands noms, ces dessins sont souvent l’œuvre de mains anonymes, essentiellement féminines. Produire un caractère représente un investissement très important, et, malgré le grand nombre de fontes en circulation, les créations sont relativement rares. Il en va de même lors du passage de la composition «chaude» (linotype, monotype) à la composition «froide» (photocomposition). Cinq siècles après Gutenberg, le métal disparaît tout à fait, remplacé par le film.

Les planches de lettres transfert, dans les années 1960, vont rendre la typographie accessible au plus grand nombre. Avec des coûts de productions très faibles, ces compagnies publient de très nombreuses créations, principalement dans le domaine du titrage. Des concours annuels, ouvert à tous, permettent à des créateurs professionnels ou amateurs de voir leurs alphabets publiés sur les fameuses planches translucides. Au milieu des années 1980, l’apparition de la publication assistée par ordinateurs et des premiers éditeurs de fontes numériques (comme Altsys Fontographer, 1986) va amplifier le phénomène: il est désormais possible de créer un caractère typographique et l’imprimer chez soi—et bientôt, le publier en ligne.

En 1985 est créé l’Atelier national de création typographique (ANCT), au sein de l’Imprimerie nationale. Dans cette institution, créée par Richelieu, des générations de graveurs de poinçons se sont succédés, pour constituer une collection unique au monde. Cette transmission se faisait de maître à élève, au gré d’un long apprentissage. Avec l’ANCT, l’Imprimerie nationale devient, pour la première fois, un lieu d’enseignement. Sous la tutelle pédagogique de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris (ENSAD), une équipe enseignante constituée de professionnels de premier plan (José Mendoza, Ladislas Mandel, Peter Keller) forme de jeunes diplômés à la création de caractères typographiques. Il s’agit de relancer la typographie française, qui est alors en voie d’extinction: toutes les fonderies françaises ont fermé leurs portes, et le métier est en passe de disparaître. L’ANCT est l’un des seuls endroits, en France et dans le monde, où s’enseigne la création typographique. Les premiers alphabets sont des adaptations de modèles historiques, tirés des collections de l’IN ou du patrimoine français. Cependant, l’Atelier ne tarde pas à faire naître de nouvelles créations, et, quelques années plus tard, à intégrer l’outil informatique pour numériser des fontes. Renommé Atelier national de recherche typographique (ANRT), l’Atelier déménage à l’ENSAD de Paris en 1997, puis rejoint l’ENSAD Nancy en 2000. L’équipe est alors composée de Peter Keller (directeur), André Baldinger, Jean-Philippe Bazin, Hans Jurg Hunziker, Philippe Millot et Jean Widmer. Après 20 ans d’activité, ayant formé plus de 100 étudiants-chercheurs du monde entier, l’ANRT ferme temporairement en juin 2006.

Fin 2012, l’ANRT rouvre ses portes avec une nouvelle direction (Thomas Huot-Marchand), un nouveau projet scientifique et une nouvelle équipe enseignante, composée de Jérôme Knebusch, Charles Mazé, Émilie Rigaud et Alice Savoie—Roxane Jubert, André Baldinger et Philippe Millot y interviennent également pendant les premières années. Les objectifs de l’ANRT au moment de sa réouverture sont multiples:
– classer, numériser, et publier ses archives, en grande partie inédites;
– repositionner l’ANRT sur le plan international, dans un secteur devenu très dynamique;
– structurer son modèle pédagogique au niveau 3e cycle (post-master);
– développer une approche de la recherche par la pratique;
– susciter des partenariats de recherche avec des laboratoires partenaires, dans des disciplines connexes.

Pour valoriser ses archives, un catalogue rétrospectif a été publié en 2016, et plusieurs expositions ont été organisées pour présenter les productions de l’Atelier (à la galerie My Monkey à Nancy en 2013, au Ministère de la Culture à Paris et au Musée de l’imprimerie et de la communication graphique de Lyon en 2016–17). Les activités d’ouverture, telles que les conférences et colloques internationaux organisés chaque année ont contribué à faire de l’Atelier, qui bénéficiait déjà d’une image prestigieuse, un lieu important de la scène typographique mondiale. Mais ce sont surtout les projets des étudiants-chercheurs et les programmes de recherche, encadrés par l’équipe enseignante, qui ont permis d’affirmer le nouveau positionnement de cette institution. Dans des domaines aussi variés que la linguistique, l’épigraphie, l’archéologie, la numismatique ou la cartographie, l’objectif est le même: créer de nouveaux outils typographiques pour permettre la circulation des connaissances dans un environnement numérique.

L’histoire de la typographie occupe naturellement une place importante à l’ANRT. Avec la spécificité, cependant, qu’elle est investie par des designers, et par conséquent, constamment irriguée par la pratique. À l’image, par exemple, de la recréation numérique des caractères de Claude Jacob, en 2017-2018. Jacob était graveur de poinçons, formé à Birmingham par John Handy, le graveur de Baskerville. Employé par la Société littéraire et typographique de Beaumarchais, il supervise l’acquisition des poinçons de Baskerville auprès de Sarah Eaves, sa veuve et légataire, pour l’édition des œuvres complètes de Voltaire à Kehl. Il exerce ensuite à Strasbourg, à la fin du XVIIIe siècle, avant que ses caractères, fortement inspirés par ceux du maître anglais, ne deviennent la propriété de la fonderie Levrault, puis Berger-Levrault: ils éaient alors qualifiés de caractères «dans le genre de Baskerwille». Les caractères de Jacob, «doublure» de Baskerville, avaient disparu. Ils ont servis de modèles à la promotion 2017 de l’ANRT qui a dessiné collectivement les fontes Baskervville, aujourd’hui diffusé sous licence libre. 
Autre exemple de rencontre entre l’histoire et le dessin, le vaste projet Gotico-Antiqua, mené entre 2016 et 2020, sur les caractères hybrides entre gothique et romain au XVe siècle. Coordonné par Jérôme Knebusch, il a donné lieu à 11 workshops en France, en Allemagne et en Italie. De Mayence à Rome, ce programme de recherche a conduit à la création de 15 fontes numériques inédites à partir de modèles historiques, deux expositions, un colloque international à Nancy en avril 2019 et l’édition, en 2021, d’un important ouvrage qui regroupe les actes du colloque et le catalogue d’exposition.

Les humanités numériques constituent un autre champ d’investigation récurrent à l’ANRT: les problématiques typographiques sont nombreuses dans ce domaine, et suscitent des collaborations fécondes avec des disciplines connexes:

— la Linguistique, avec l’ATILF-CNRS (Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française), à Nancy, partenaire de l’ANRT depuis 2013. Cette collaboration a mené à la thèse soutenue par Sarah Kremer en 2018, en co-direction entre l’ANRT et l’ATILF, intitulée «La réalisation matérielle du Französisches Etymologisches Wörterbuch: impact de la mise en forme typographique sur le développement d’un projet lexicographique. (Université de Lorraine)», et à la définition d’une nouvelle interface utilisateur pour la base Frantext, par François Élain en 2019.

l’Épigraphie, avec le projet PIM, Police pour les inscriptions monétaires, mené en partenariat avec le département Monnaies et médailles de la Bibliothèque nationale de France depuis 2015. Ce vaste projet vise la création d’un ensemble de fontes open-source qui intègrent, dans un style unifié et via une interface dédiée, toutes les variantes de dessin identifiées dans des corpus de monnaies anciennes. Après l’adaptation d’un corpus de monnaies mérovingiennes en 2015, par Elvire Volk Leonovitch, PIM s’étend depuis 2019 aux collections de monnaies antiques de la BnF. Développé par Morgane Pierson, les fontes PIM intègrent à ce jour onze systèmes d’écriture, et près de 2500 glyphes.

la Sigillographie, avec la collaboration engagée en 2021 avec le projet Sigilla, base numérique des sceaux conservés en France.

l’Égyptologie, avec Pierre Fournier, étudiant-chercheur à l’ANRT entre 2015 et 2017, qui poursuit aujourd’hui une thèse de doctorat sur la transcription typographique des hiéroglyphes égyptiens à l’Université Paul Valéry de Montpellier et l’Université de Nîmes.

Plus largement, c’est aussi la relation de la typographie à la langue, et à l’apprentissage qui est questionnée, avec par exemple les recherches de Sofie Gagelmans sur la compréhension de la dyslexie en 2018–2019, ou encore les travaux menés actuellement par Eugénie Bidaut sur l’écriture inclusive. Mais aussi les Sciences de l’éducation et les sciences de l’info-com, avec la thèse de doctorat d’Éloïsa Pérez au CELSA (Centre Littéraire d’Etudes Scientifiques et Littéraires Appliquées) sur l’usages de la typographie dans les supports d’apprentissage de l’écriture à l’école primaire, ou encore les recherches de Rosalie Wagner sur l’apprentissage de l’écriture en CP.

Les écritures du monde constituent un dernier champ de recherche important à l’ANRT, par le biais du programme de recherche The Missing Scripts, en partenariat avec l’Université des sciences appliquées de Mayence (Allemagne) et le Department of Linguistics de l’Université de Berkeley (Californie). Johannes Bergerhausen, chercheur associé, souligne que 45% d’entre elles (133 sur 292, à l’heure actuelle) ne sont pas encodées, et par conséquent ne sont pas accessibles sur ordinateur ou smartphone. Exclues de l’éco-système numérique, ces écritures (vivantes ou anciennes) sont menacées d’extinction. Pour soutenir et préserver cette diversité, l’ANRT accompagne les travaux du Script Encoding Initiative (Berkeley UC) pour intégrer ces écritures disparues ou minoritaires au standard universel Unicode, et leur donner une forme typographique, souvent pour la première fois. Les écritures paléo-hispanique (Arthur Francietta, ANRT 2016), élymaique (Morgane Pierson, ANRT 2017), Afàka (Émilie Aurat, ANRT 2018), Sharada (Parimal Parmar, ANRT 2019), Dives Akuru (Fernando Caro, ANRT 2020), Book Pahlavi (Amir Mahdi Moslehi, ANRT 2020), ou encore les hiéroglyphes égyptiens (Pierre Fournier, ANRT 2015) et mayas (Alexandre Bassi, ANRT 2019) ont ainsi été étudiés et dessinés à l’Atelier ces dernières années. Ces fontes, élaborées avec des experts et des scripteurs de chaque écriture, constituent souvent des défis techniques et scientifiques, et peuvent nécessiter plusieurs années de développement.

La pratique de la recherche s’est considérablement structurée à l’ANRT ces dix dernières années, à la faveur de nombreuses collaborations dans différents domaines. Résolument transdisciplinaire, l’Atelier bénéficie de son inscription au sein du campus ARTEM qui réunit à Nancy l’École des Mines, l’ICN Business School et l’École nationale supérieure d’art et de design. Étendue à 4 semestres après le Master, sa formation est depuis l’été 2021 sanctionnée par un Diplôme de spécialisation et d’approfondissement (120 ECTS), reconnu par l’État. Les poursuites en doctorat, menés en co-direction, sont fréquentes. L’action de l’Atelier vise à soutenir et promouvoir la recherche en typographie: une recherche non seulement sur, mais surtout par le design, nourrie par la pratique, et par le dessin.

  • James Mosley, A Dictionnary of Punchcutters for Printing Types, London, 1999.

  • Ces corps optiques répondent à des contraintes à la fois optiques et techniques: pour pouvoir lire et imprimer correctement des petits corps, par exemple, les caractères sont en général taillés plus larges, plus espacés, et moins contrastés.

  • Technique de transfert à sec, popularisées par Letraset, Mecanorma ou Decadry.

  • En désaccord avec la direction de l’ENSA Nancy de l’époque, Peter Keller a annoncé en octobre 2005 sa volonté de quitter ses fonctions à la fin de l’année scolaire 2005–2006. Aucun recrutement n’ayant été lancé pour sa succession, l’ensemble de l’équipe enseignante a remis sa démission en juin 2006. C’est grâce à l’action de Christian Debize, qui en a fait une priorité dès sa prise de fonction en 2010 à la direction de l’ENSA, que l’ANRT a pu rouvrir ses portes en septembre 2012.

  • Un glyphe est la représentation visuelle d’un caractère. Un caractère peut être représenté par un ou plusieurs glyphes: ces variantes morphologiques sont appelées allographes.