Drôles de types
Texte publié dans la revue Azimuts №48–49, ESADSE/Cité du Design, 2018. Les images des incunables ont été remplacées par des prises de vues et des légendes étendues issues de l'exposition Gotico-Antiqua, proto-romain, hybride. Caractères du XVe siècle entre gothique et romain, ENSAD Nancy, avril 2019. gotico-antiqua.anrt-nancy.fr
Ce texte est consacré à l’étude de caractères typographiques qui ne sont ni gothiques ni romains et qui ont été créés durant le XVe siècle. Notre principale préoccupation est ici de proposer une description et une nomenclature. Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un programme actuellement mené à l’Atelier de recherche typographique et intitulé Halbgotische, Gotico-Antiqua, Fere-Humanistica: entre gothique et romain.
Tous les types du XVe siècle
Le XVe siècle—ou plutôt la seconde moitié du XVe siècle si l’on tient compte du fait (non attesté) que les premiers caractères ont dû voir le jour avec Gutenberg à Strasbourg à partir de 1440 et au plus tard à Mayence en 1454 (attesté)—est extrêmement productif en matière typographique. Toute tentative de considérer notre époque comme l’âge d’or de la typographie se voit remise en question par le Typenrepertorium der Wiegendrucke (TW) qui recense environ 2.000 fonderies/imprimeries et plus de 6.000 caractères créés durant le XVe siècle, ce qui revient à un rythme de publication d’une fonte tous les trois jours en moyenne. Le Incunabula Short Title Catalogue (ISTC) de la British Library, basé sur le plus ancien et plus détaillé Gesamtkatalog der Wiegendrucke (GW) de la Staatsbibliothek Berlin, recense plus de 30.000 éditions imprimées, ce qui correspond à un ratio d’environ deux ouvrages achevés chaque jour. Et il n’est ici question que de livres imprimés avec des caractères mobiles en plomb, et non d’impressions de textes entiers à partir de supports en bois, dites xylographie—ou Blockbücher en allemand. Ce qui augmente significativement ces chiffres impressionnants, c’est la somme incommensurable des choses perdues, non seulement les impressions—en particulier les plus petits formats et les feuilles individuelles—, mais également tout l’appareil typographique: les matrices, poinçons, plombs, presses… Ces pertes nous invitent à la plus grande prudence à l’égard de toute hypothèse, d’autant que les dates sont souvent inconnues ou fausses. «L’homme n’aime pas dire je ne sais pas» rappelle Guy Bechtel; il faut bien avouer que la somme des choses que nous connaissons est bien inférieure à celle que nous ignorons—ce qui marque la suite de ce texte du sceau de la fiction. Le TW, initié par Konrad Haebler au début du XXe siècle, répertorie tous les types du XVe siècle afin de permettre l’identification des ouvrages. Il est encore aujourd’hui un fabuleux outil de recherche en ligne. Il propose de nombreux types avec un ensemble de glyphes complet, mais également un recensement des livres qui en font usage, en référant aux cotes du GW, également initié par Haebler, qui renvoie quant à lui vers les bibliothèques qui proposent gratuitement la consultation en ligne des versions numérisées. Le TW recense aussi les initiales en bois ou les marques d’imprimeurs. Pour faciliter l’identification, Haebler avait également proposé une table avec 101 capitales gothiques de la lettre «M» (258 formes au total avec les variantes) et 11 paires «Qu» romaines (20 formes au total avec les variantes), permettant une recherche directe au moyen d’une lettre que Haebler jugeait fortement distinctive et récurrente. À l’exemple de ces deux entrées, «M» et «Qu», le TW propose une nomenclature pour chaque type, complétée par sa taille et la chronologie dans chaque imprimerie. Par exemple, la référence 4:96G désigne le quatrième caractère de l’imprimeur en question, un format de 96mm pour 20 lignes, et l’appartenance du caractère à la catégorie des gothiques (R signifiant romain).
Un type insuffisamment identifié
Le TW n’est pas une étude typographique; il est avant tout un outil destiné à l’identification des livres—la principale quête des Incunabilistes. Seulement 40% des incunables mentionnent l’imprimeur, et seulement 30% possèdent un colophon complet (lieu, imprimeur, date). Bien que l’archive du TW soit d’une richesse infinie, il manque à nos yeux de dessinateurs de caractères des informations importantes. Mis à part le fait que la résolution des caractères est trop basse pour voir des détails essentiels, le TW ne va pas au-delà de la dichotomie gothique/romain dans sa description des lettres. Or les différents types pourraient être décrits avec plus de précision: le fameux BMC (Catalogue of Books printed in the XVth Century now in the British Museum) initié au même moment à Londres le faisait déjà davantage. Une plus grande précision serait également très utile pour la reconnaissance du type de lettres qui nous intéresse ici: il ne s’agit ni du modèle du romain qui trouve son parfait accomplissement dans l’œuvre de Nicolas Jenson en 1470 à Venise, ni des types gothiques bien connus, à savoir Textura, Rotunda ou Batarde. Bien que cette «cinquième lettre» à laquelle nous nous intéressons puisse présenter des ressemblances avec les types que nous venons de citer—le plus souvent avec la Rotunda—elle est suffisamment singulière et récurrente dans les années 1460 et 1470 pour mériter une étude plus approfondie.
Étonnamment, «notre» domaine nous donne peu de réponses: en effet, l’histoire de la typographie passe rapidement de Gutenberg à Jenson puis saute directement à Aldus Manutius à la fin du siècle. Alors que pour d’autres siècles nous connaissons des finesses et des nuances admises dans les classifications officielles, ce n’est que très rarement le cas pour le XVe siècle. En revanche, les bibliothécaires et chercheurs en histoire du livre se sont beaucoup intéressés aux différents imprimeurs et à leurs caractères, et la recherche en paléographie fournit des éléments sur l’origine de ces caractères, bien qu’une étude transversale sur les modèles qui ont pu servir aux caractères en soit totalement absente.
Une brève histoire des (nombreux) termes
Le fait que notre objet d’étude (les caractères entre gothique et romain) a pu susciter un intérêt par le passé, surtout au début du XXe siècle, ne nous facilite pas la tâche: la bibliographie est confuse et voir clair nécessite un certain effort. Les trois domaines de recherche qui se superposent ici, à savoir la paléographie, l’histoire du livre avant 1501 et la typographie dialoguent assez peu, l’un semblant s’arrêter là où l’autre commence. Ce qui explique la multitude de noms diversement assignés à notre objet, parmi lesquels on trouve Halbgotische, Gotico-Antiqua, Fere-Humanistica, Halbromanisch, Semigotica, Gotico-Humanist, Gothic-Prehumanistica, Petrarcaschrift, Roman-Gothic, Half-Gothic, Semi-Roman, Italo-Gothic, Proto-Roman ou plus généralement Mixed, Transitional et Hybrid, pour la plupart en langues allemande et anglaise, teintées de latin.
En bonne logique, pour se tenir dans l’espace situé entre gothique et romain, une forme doit être plus ou moins liée à ces deux pôles sans appartenir pleinement ni à l’un ni à l’autre. Halbgotische, Gotico-Antiqua, Fere-Humanistica sont les termes que l’on rencontre le plus souvent pour décrire cet entre-deux. Le premier, allemand, signifie semi ou moitié-gothique, un terme plutôt vague qui peut aisément désigner différentes formes sans préciser de quelle écriture gothique elle sont la moitié, ni non plus s’il y a une influence romaine (semigothique est-il équivalent à semi-romain?) Gotico-Antiqua, autre terme allemand, est fait de deux termes extrêmes mécaniquement liés par un trait d’union. Créé au début du XXe siècle en Allemagne, ce terme suggère que la modernité tient dans le gothique (le style contemporain de l’époque, utilisé depuis ses débuts en Allemagne), tandis que le romain est considéré comme antique—d’où provient le terme Antiqua. L’ambiguïté demeure cependant quant à la question de savoir si Gotico-Antiqua désigne un parfait entre-deux ou tous les mélanges possibles entre gothique et romain. Fere dans Fere-Humanistica signifie «presque». Il est couramment utilisé chez les paléographes pour décrire les écritures «presque-humanistiques» des premiers humanistes, aussi dénommées «pré-antiques» ou «gothicohumanistiques»; l’expression est emblématique de la volonté de libérer l’écriture carolingienne, prisonnière de son évolution vers le gothique, une lettre que Pétrarque souhaita «clara et castigata», claire et sobre, ne fatiguant plus l’œil comme la lettre gothique, qu’il jugeait relever de la décoration picturale.
Parmi tous les termes, Fere-Humanistica est le premier qui se rapproche de notre objet d’étude. Franciscus Ehrle & Paulus Liebaert, théologiens et paléographes allemands, le présentent dans leur collection paléographique du Vatican en 1912, un ouvrage intitulé Specimina Codivm Latinorvm avec en exemple l’écriture de Pétrarque datant de 1370. En 1918, Frederic Goudy, dessinateur de caractères américain, propose dans The Alphabet un aperçu complet de l’histoire de la typographie, avec pour chaque lettre une planche déclinant les différents styles historiques. C’est l’une des rares fois dans l’histoire de la typographie où l’on trouve ce que Goudy appelle «le type transitionnel» aux côtés de types bien (re)connus. En 1922, Daniel Updike, éminent historien américain de la typographie, regroupe sous le terme de «gothique» les types Pointed, Round and Cursive et sous le terme de «romain» les types Pure et Transitional. Un an plus tard, Alfred Hessel, historien allemand, distingue quatre types de gothiques du XVe siècle: Textura, Rotunda, Bastarda, Gothicoantiqua. C’est la première fois qu’apparaissent non seulement le terme Gothicoantiqua (sans le trait d’union et parmi les types gothiques), mais également des termes pour décrire les gothiques auxquelles nous sommes habitués aujourd’hui. Puis en 1928, Ernst Crous & Joachim Kirchner (respectivement bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale de Berlin et paléographe à Munich) utilisent dans Die Gotischen Schriftarten les mêmes termes que Hessel, dès lors acceptés. La même année, pour décrire la famille des gothiques, Stanley Morison propose cinq types de caractères, à partir de la riche collection d’incunables allemands de la British Library: Pointed-Text, Round-Text, Fere-Humanistica, Bastard, Mixed. Morison reprend les termes d’Updike, préférant Pointed-Text à Textura et Round-Text à Rotunda, ainsi que le terme paléographique Fere-Humanistica de Ehrle & Leibhaert au terme allemand de Gothicoantiqua—proposé par Hessel. Il s’explique: «N’ayant pas réussi à inventer un terme anglais satisfaisant, j’ai été obligé de retenir celui-ci.» Finalement, Alfred Johnson, bibliothécaire à la British Library, souligne la confusion existante et la nécessité d’un accord sur les termes. Il complète les initiatives et apporte des remarques significatives en 1929 dans son essai The Classification of Gothic Types. Il propose comme Hessel de distinguer quatre types gothiques, dont Gotico-Antiqua, qui apparaît parmi les gothiques en deuxième position, après Textura et avant Rotunda et Bastarda. Pour Johnson, Fere-Humanistica et Gotico-Antiqua sont équivalents. Il faut choisir entre les deux, ou inventer un nouveau terme.
À cette dense activité du début du XXe siècle, s’ajoutent quelques initiatives, comme celle de la fonderie allemande Bauer à Francfort qui édite en 1937 et 1962 un arbre généalogique des types, le Stammbaum der Schrift—aux extrémités duquel on trouve les productions de Bauer. Cet arbre richement illustré montre de nombreux types gothiques, dont Goticoantiqua, lui conférant ainsi une place légitime dans l’histoire générale de la typographie. En 1969, dans son conséquent A View of Early Typography: up to about 1600, Harry Carter nuance les termes Roman, Humanistic, Gotico-Antiqua et Hybrid. À partir des années 1970, Gotico-Antiqua n’apparaît que rarement dans les publications en typographie. En paléographie en revanche et dans le champ des recherches sur les incunables, il continue à être considéré; soit il est classé comme un type ressortissant du monde des gothiques—par exemple par Ferdinand Geldner—, soit comme une catégorie singulière—par Geoffrey Hargreaves ou Otto Mazal par exemple.
Parmi les quelques considérations récentes, citons Stan Knight, qui distingue historiquement les types médiévaux et les types de la Renaissance italienne, et dans la dernière catégorie, B1 Semi-Gothic ou Fere-Humanistica et B2 Fully Roman. Citons encore John Boardley qui se concentre sur le développement du romain, et propose Proto-Roman, Jensonian Roman et Aldine Roman. Citons aussi Paul McNeil, auteur d’un récent ouvrage richement illustré sur l’histoire de la typographie de Gutenberg à nos jours, dans lequel Gotico-Antiqua figure comme un sous-élément du gothique (Blackletter); et enfin Paul Shaw qui le présente comme un sous-élément du romain (mentionné en introduction du chapitre «Venetian Old Style and Aldine Type» de son Revival Type).
Quelle forme pour quel nom?
En regardant cette courte et incomplète chronologie, on peut constater que la place de notre objet d’étude varie fortement selon les points de vue et opinions. Bien que Gotico-Antiqua semble être le terme le plus récurrent chez les typographes, aucun terme n’est adopté de manière définitive. De plus, les appellations diffèrent autant que les formes qu’elles désignent. Il y a beaucoup de confusion, notamment chez Updike qui—comme le souligne Johnson—n’a pas pu profiter des différentes initiatives ultérieures: il utilise plusieurs termes et prend pour exemples des caractères tout aussi différents. Goudy, pour illustrer «le type transitionnel», utilise l’exemple de Sweynheim & Pannartz (un mélange personnel des deux caractères, le premier de Subiaco et le second de Rome), qu’il décrit également (parlant de celui de Subiaco) comme «ni gothique, ni romain, gothique en couleur mais presque romain en forme»; puis précise: «le caractère trahit pleinement le penchant inconscient de son designer pour le maniérisme du type gothique—la seule forme de lettre utilisée par les imprimeurs jusqu’à ce qu’ils établissent leurs presses. Le type transitionnel marque alors le début de la forme des caractères romains; il est le prototype duquel tous les caractères romains dérivent, et c’est pourquoi il est extrêmement intéressant.» Comme exemple de Gotico-Antiqua, Carter et Shaw citent également Sweynheim & Pannartz (le premier caractère, gravé à Subiaco, nommé Subiaco dans la suite de ce texte), tout comme Mc Neil, qui par contre se sert aussi d’autres caractères, plutôt différents, pour illustrer le terme. Boardley rejette finalement les termes de semi-gothique et semi-romain et propose Proto-Roman pour toutes les initiatives précédant Jenson, sans toutefois mentionner l’important Durandus. Si, principalement pour les typographes, le Subiaco de Sweynheim & Pannartz est un exemple typique de Gotico-Antiqua, du côté des bibliothécaires, on préfère citer le Durandus créé par Fust & Schöffer en 1459 à Mayence (Hessel, Crous & Kirchner, Morison, Johnson, Geldner, Hargreaves), parfois aussi nommé Fere-Humanistica.
Ce qui rend la définition de Gotico-Antiqua difficile à établir, c’est qu’elle est étroitement liée au modèle d’écriture. Les premiers types étant extrêmement proches de leur modèle, une appellation commune pourrait tout à fait faire sens. C’est le cas pour les gothiques classiques. Sans hésitation nous appelons Textura une forme écrite ou imprimée, la dernière étant fabriquée directement après un manuscrit contemporain. En revanche, pour Fere-Humanistica, le problème est que l’écriture de Pétrarque ne semble pas avoir été pratiquée en Allemagne du temps de la création de caractères Gotico-Antiqua, mais environ un siècle plus tôt, en Italie. De plus, les écritures contemporaines des humanistes de Florence et de Padoue, sur lesquelles le romain repose et qui représentent une évolution à partir de la Fere-Humanistica de Pétrarque, sont en cours de création à cette époque, des modèles donc instables que la gravure va devoir définir et finalement dépasser, contrairement aux écritures gothiques qui se sont stabilisées durant des siècles et qui ne présentent pas de soucis stylistiques quand elles sont transposées en caractères par les imprimeurs. Les historiens accordent souvent une grande importance à la primeur des créations, ici le «premier romain». Parmi les typographes ayant le plus étudié la paléographie, Morison souligne que les termes de romain et d’humanistique devraient désigner les mêmes formes. Ainsi pour lui, quand Sweynheim & Pannartz gravent le «premier caractère romain ou humanistique» en 1465 à Subiaco, c’est la première tentative d’une écriture humanistique transposée en caractères (romains). Par la suite ajoute-t-il, rien ne change fondamentalement jusqu’aux travaux d’Aldus Manutius. Carter objecte: «C’est humanistique mais c’est l’idée allemande d’un humanisme italien»; puis continue: «le terme allemand de Gotico-antiqua et le terme latin-anglais fere-humanistica sont souvent appliqués au type du Durandus en particulier. Il semble préférable de réserver ces noms aux types de fontes qui, au moins dans une certaine mesure, ont été influencés par des capitales romaines épigraphiques.» Ainsi pour Carter, c’est plutôt le Subiaco qui devrait être qualifié de Gotico-Antiqua, et non le Durandus (pour lequel il ne propose pas d’appellation pour autant). Dans son excellent Historical Types, Stan Knight est du même avis à l’égard du Subiaco; il ne montre pas le Durandus et considère le caractère de Jenson comme «premier romain pleinement développé».
Bien qu’il soit assez difficile d’y voir clair, deux points ne font aucun doute: les deux types qui se distinguent fortement, le Subiaco et le Durandus, sont suffisamment importants pour mériter un nom. Par ailleurs, ils sont assez différents pour que ce nom ne soit pas le même. Outre la présence de capitales romaines dans le Subiaco, contrairement au mélange de capitales gothiques, onciales et rustiques du Durandus, ces deux caractères ne semblent pas avoir la même écriture pour modèle. Deuxièmement, tous s’accordent à reconnaître que le romain de Nicolas Jenson est le premier romain accompli, ou pour reprendre les mots de William Morris, le premier à avoir «porté le Romain aussi loin qu’il le pouvait».
Espace de tension entre gothique et romain
À partir de ces quelques affirmations, il devient possible de délimiter un espace dans lequel peuvent figurer les caractères de notre corpus, une soixantaine à ce jour. Il est à noter que seuls sont retenus les caractères qui présentent des différences notables; le corpus serait donc bien plus grand s’il incluait les variantes de caractères et les copies. Dans cette espace de tension entre gothique et romain, on peut aussi admettre les types stylistiquement moins aboutis que le Jenson. De l’autre côté, nul doute sur les transpositions typographiques d’écritures gothiques. Le premier type qui en diffère est donc le Durandus gravé par Peter Schöffer pour le Rationale Divinorum Officiorum de Guillelmus Durandus, en 1459. Ainsi les types en question, créés entre 1459 et 1470, sont tous caractérisés par une tendance romaine ayant des racines gothiques, ou par un dessin quasi-romain ayant des réminiscences gothiques. Nous savons que les caractères n’évoluent pas par dérivation directe; leur mutation s’explique souvent par des raisons paléographiques, et les relations et influences sont toujours complexes. Néanmoins il est possible de positionner un dessin sur un axe principal Durandus-Subiaco-Jenson. Le nommer est cependant plus difficile. Dans son texte emblématique «Call It What It Is», John Downer affirmait l’importance de la justesse des dénominations. Ici la question est inverse: essayons d’écarter les dénominations inappropriées, à savoir les termes vagues commençant par semi, half, ou halb, les redites telles Gothic-Roman ou Gothic-Humanistic pour Gotico-Antiqua; et adoptons la prudence quant à l’emploi des termes transitionnel et hybride. Il n’est certainement pas possible de trancher en faveur d’une dénomination unique; et inventer une nouvelle terminologie surchargerait un discours déjà saturé. Mais on peut raisonnablement se restreindre aux expressions les plus convaincantes: Gotico-Antiqua, Proto-Roman et Hybrid.
En ce qui concerne le terme Fere-Humanistica, il reste pertinent s’il ne redouble pas Gotico-Antiqua. Le terme pourrait suffire à décrire des écritures manuscrites, proches des types Gotico-Antiqua, à condition que typographes et paléographes se mettent d’accord. Au même titre, nous reconnaissons que les écritures humanistiques sont l’origine du type romain, de même que les écritures humanistiques cursives sont à l’origine du type italique. Pour Hybrid, que Carter avait proposé et que Morison appelait aussi Mixed, bien qu’il soit un terme générique, il semble tout à fait pertinent pour désigner les nombreux mélanges de styles surprenants, après 1470. Le dessin, délibéré, tente un compromis entre gothique et romain, soit dans une seule forme, soit dans un jeu de puzzle où certaines lettres sont romaines et d’autres gothiques. Les Hybrides ne sont donc pas des Proto-Romains, ni des Gotico-Antiquas, bien qu’ils puissent leur emprunter des formes.
Quant à l’usage du terme transitionnel, seul un type Proto-Romain peut proprement le justifier. De loin bien sûr, tous les types agissent dans une période de transition, mais seuls les Proto-Romains aspirent véritablement à un être romain. S’ils ne le sont pas (encore), c’est qu’ils sont marqués par une réminiscence gothique, un manque de rationalisation ou un degré technique insuffisant, le romain demandant une gravure fine. Un Proto-Romain, à commencer par le Subiaco, figure tel un instant historique dans une progression très rapide vers le romain, si rapide qu’une fois que Nicolas Jenson en a fixé parfaitement le style, il a fallu attendre une à deux décennies pour qu’un romain «pur» soit visible ailleurs.
À l’inverse, Gotico-Antiqua est davantage une création «consciente». Dès 1459, un type Gotico-Antiqua est défini et répété. Le Durandus a été gravé en plusieurs corps et utilisé jusqu’à la fin du siècle par Schöffer; il n’a pas changé d’état ni abouti au type romain. Au XVe siècle, aucun autre caractère n’a connu une vie aussi longue. Son succès a été immédiat et il est devenu une référence pour les autres imprimeurs. Il a connu de nombreux dérivés et de nombreuses copies en son temps, qui ont fait de lui le type dominant de l’Allemagne des années 1460 et 1970. Il est possible même qu’avant de s’installer à Mayence, Schöffer—qui avait suivi des études à Paris dans un contexte humaniste—aspirait à un «romain allemand» créé à partir de l’écriture semi-humanistique de Pétrarque, romain dans lequel il aurait voulu conserver des éléments gothiques. Ces éléments sont visibles non seulement dans la forme des lettres, mais aussi dans leur récurrente «fusion» (des ligatures où des rondes se chevauchant, comme dans l’«œ»), dans l’emploi de l’esperluette «tironienne» gothique, du «s» en fin de phrase (le «s» long étant standard) ou du «r» rond associé à la lettre «o», ainsi que dans de nombreuses abréviations grammaticales—que les humanistes tentèrent tous d’éliminer. D’un autre côté, ses caractéristiques «ouvertes» telles que les décrit Johnson avec de longues ascendantes qui apportent de la lumière entre les lignes jusqu’alors très denses, des proportions de lettres plutôt rondes, ainsi que des lettres individuelles comme «a» et parfois «d» en forme romaine—font que ce type tend fortement vers l’humanisme. L’humanisme ayant fait ses débuts en Allemagne plus tardivement qu’en Italie, ceci ferait de Schöffer l’un des premiers humanistes allemands, et de tous les caractères de notre corpus des types d’origine plus ou moins humanistique. Schöffer est également à l’origine de la première publication d’un texte humaniste en 1465 (De Officiis de Cicéron), composé avec le Durandus, avant que Sweynheim & Pannartz impriment la même année le De Oratore de Cicéron. Pourtant, par la suite, Schöffer n’a édité que peu de textes classiques de l’Antiquité. Nous n’avons pas assez d’informations pour savoir à quel point il a pu être animé d’une volonté humaniste; mais pour le moins, le Durandus est né de la volonté de concevoir un caractère polyvalent et plus lisible; il peut être également considéré comme la première création typographique, dans la mesure où il s’émancipe de son modèle écrit. En tout cas, ce type et bien d’autres de la même période méritent une plus grande considération; trop souvent considérées comme inachevées ou relevant d’un travail amateur, ces formes peuvent être réactivées par le designer d’aujourd’hui et contribuer à la réflexion contemporaine sur les questions de cohérence en matière de dessin de caractères.
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Le programme de recherche accueille aujourd’hui deux étudiants-chercheurs, Rafael Ribas et Alexis Faudot, et organise des ateliers intensifs impliquant des étudiants d’écoles d’art et de design en France et en Allemagne (Mulhouse, Valence, Mayence, Saarbrücken, Lyon, Aix-la-Chapelle, Weimar, Toulouse, Metz, Besançon et Subiaco). →
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Voir «Premières impressions supposées», dans Guy Bechtel, Gutenberg, Paris, Fayard, 1992, p.333. →
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Ce calcul se heurte à la difficulté de définir ce que l’on entend par «type». Le TW répertorie les différentes tailles des types possédés par chaque imprimeur, ainsi que les possibles types identiques qui ont pu être utilisés par différents imprimeurs (copies, refontes, vente de matrices et de lettres). →
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Konrad Haebler, Typenrepertorium der Wiegendrucke (TW), Halle, Rudolf Haupt Verlag, 1905–1924 [5 volumes]. En ligne: tw.staatsbibliothek-berlin.de →
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Textura est la forme la plus gothique, utilisant uniquement des lignes droites et produisant une dense texture verticale typique de l’art hautement gothique. Bastarda ou Bâtarde (en allemand aussi Schwabacher) est la forme la plus cursive, proche de l’écriture courante vernaculaire; elle présente beaucoup de variantes régionales. Rotunda, plus populaire dans les pays du sud, est le seul type gothique qui possède des futs droits (comme une linéale) et des courbes rondes. On pourrait aussi la décrire comme la forme la moins gothique, ou, comme le fait Bringhurst, comme la seule forme gothique non-pointue («unpointed»). La notion de brisure des traces rondes (d’où provient le terme Gebrochene Schriften en Allemagne, «écritures cassées», désignant les gothiques en général) est néanmoins présente dans la Rotunda. C’est un trait essentiel des caractères gothiques, sans doute plus essentiel que la noirceur, d’où provient le terme anglais de Blackletter. Il faut noter ici que l’italique—côté romain—, ou le Fraktur—côté gothique—ne sont pas encore nés. →
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À la différence, la Rotunda est plus noire et possède, comme une Textura un «a» avec une boucle fermée. La Bâtarde est plus cursive, avec un «f» et un long «s» allant en-dessous de la ligne de base et une lettre «g» avec un croisement distinctif de la barre avec le fût au coin supérieur droit. Le Romain est plus large, plus clair, moins calligraphique et possède des empattements. La plupart des Gotico-Antiqua ont une lettre «g» qui ressemble au chiffre 8, qui n’est présent dans aucun autre style typographique, qui peut trouver son origine dans l’écriture proto-gothique du XIIe siècle. En ce qui concerne les capitales de Gotico-Antiqua, elles sont très variées, mêlant origines rustiques, onciales, gothiques, et plus tard romaines. →
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La version en ligne du TW a été mise à jour en automne 2019, à la suite du colloque Gotico-Antiqua à Nancy. Le TW propose désormais un classement nuançant les types gothiques (Textura, Rotunda, Bastarda, Goticoantiqua) et romains (Antiqua, Kursiv, Mischtype). →
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Il en va de même pour les termes Germanische Antiqua (romain germanique) ou Neudeutsch (nouvel allemand), dans une Allemagne qui cherchait le compromis entre gothique et romain au début du XXe siècle. Voir Christopher Burke, «German Hybrid Typefaces 1900–1914», in Peter Bain & Paul Shaw (ed.), Blackletter: Type and National Identity, New York, Princeton Architectural Press, 2005. →
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D.B. Updike, Printing Types: Their History, Forms, and Use, Vol.1, Delaware, Oak Knoll Press & British Library, 2001 [1922], p.60. Les termes sont équivalents aux Textura, Rotunda et Batarde ultérieurs, ainsi qu’aux termes déjà utilisés en français: lettre de forme, lettre de somme et lettre bâtarde. →
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Remplaçant Square Church Types par Textura, Rounded Church and Heading Types par Rotunda (titrage), Latin Text Types par Rotunda (texte) et Vernacular German Types par Bastarda. Classification ancienne (ou Gotico-Antiqua n’apparaît pas) par Robert Proctor dans Index to the Early Printed Books in the British Museum (1898–1903). →
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Stanley Morison, préface de German Incunabula in the British Museum, New York, Hacker Art Books, 1975 [1928]. Traduction de l’auteur. Morison n’était pas au courant que Crous & Kirchner avaient aussi, la même année, utilisé le terme allemand Goticoantiqua proposé par Hessel. →
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Ferdinand Geldner, Inkunabelkunde, Wiesbaden, Dr. Ludwig Reichert Verlag, 1978. →
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Geoffrey Hargreaves, Some characteristics and antecedents of the majuscules on fifteenth-century German gotico-antiqua typography, Mainz, Gutenberg-Jahrbuch, 1986. →
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Otto Mazal, Paläographie und Paläotypie, Bibliothek des Buchwesens, vol.8, Stuttgart, Anton Hiersemann Verlag, 1984. →
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Stan Knight, Historical Types, New Castle, Oak Knoll Press, 2012. →
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John Boardley, «The First Roman Fonts», I Love Typography, en ligne [2016]: ilovetypography.com/2016/04/18/the-first-roman-fonts →
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Paul McNeil, The Visual History of Type, London, Laurence King, 2017. →
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Paul Shaw, Revival Type, London, Thames & Hudson, 2017. →
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Frederic Goudy, The Alphabet, New York, Mitchel Kennerly, 1918, p.29. Traduction de l’auteur. →
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Voir Fred Smeijers, «Letters and the Italian intellect», in Counterpunch: Making Type in the Sixteenth Century, Designing Typefaces Now, London, Hyphen Press, 1996, p.43. →
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Stanley Morison, J. McKitterick (ed.), «Early Humanistic Script and the First Roman Type», in Selected Essays on the history of letter-forms in manuscript and print, vol. I, Cambridge University Press, 1981 [1943]. →
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Harry Carter, A View of Early Typography: up to about 1600, London, Hyphen Press, 2002 [1969], p.34 et 47. Traduction de l’auteur. →
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Cité par Frederic Goudy dans The Alphabet, New York, Mitchel Kennerly, 1918, p.30. Traduction de l’auteur. →
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Texte du spécimen du caractère Tribute, publié par la fonderie Emigre en 2003. Traduction française dans Azimuts №43 par Gwenaël Fradin et Samuel Vermeil. Voir: emigre.com/Essays/Type/CallItWhatItIs →
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Lotte Hellinga a émis la thèse que sa surprenante et prompte qualité technique pourrait être due au fait que Jenson se trouvait à ce moment dans l’atelier de Fust & Schöffer, et aurait ainsi apporté son savoir faire de la Monnaie Royale de Tours où il travaillait auparavant. Le roi de France avait envoyé Jenson pour connaître les secrets allemands, qui, en même temps, exporta le savoir-faire français. Voir Lotte Hellinga, Johann Fust, Peter Schöffer and Nicolas Jenson, Mainz, Gutenberg-Jahrbuch, 2003. →
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«C’est une ‹main› gothique avec des tendances considérables vers le romain. […] C’est une lettre de type Renaissance dans son ouverture.» A. F. Johnson, «The Classification of Gothic Types», in Selected Essays on Books and Printing, Amsterdam, Van Gendt & Co, 1970 [1929], p.4. Traduction de l’auteur. →